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Revue de presse : Article dans L'Express du 23/03/2011 : Education nationale: "La gestion des RH? Elle n'existe pas"

Remplacements, mutations, frais, formation... La plus grosse entreprise de France a du mal à piloter ses 852 907 enseignants. La suppression de postes n'arrange rien. Le Mammouth maigrit, mais il est affaibli.

Ce sont des histoires que l'on a peine à croire. Trop absurdes pour être vraies. A l'Education nationale, la gestion des ressources humaines (inhumaines, persiflent les intéressés) vire souvent à la comédie... kafkaïenne. Si ce n'était si triste, on en rirait. 

 

Ainsi de cette professeure de russe, enseignante au collège Anatole-Le-Braz de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor). A la rentrée 2009, elle tombe malade. Le rectorat met tout en oeuvre pour la remplacer, mais dans sa discipline, rare, impossible de trouver un "titulaire sur zone de remplacement" (TZR) capable d'assurer son service. On se tourne donc vers Pôle emploi : de plus en plus, l'Education nationale fait appel aux chômeurs (mais aussi aux retraités et aux étudiants) pour assurer les remplacements, réduction du vivier oblige. Pôle emploi a bien un candidat: un pasteur congolais, passé sur les bancs de l'université Patrice-Lumumba de Moscou, fondée en 1960 afin de former les élites africaines. Il n'a jamais enseigné, ne parle pas si bien la langue, mais qu'importe. Faute de grives... Le remplacement de la prof de russe sera assuré par un pasteur africain, sans véritable notion de pédagogie et rapidement dépassé par ses classes. 

 

Le cas est loin d'être isolé. La preuve, l'histoire édifiante rapportée sur le blog de la journaliste de Libération Véronique Soulé. Après six semaines sans professeur d'italien, tombé malade, et alors que le rectorat ne trouve pas de solution, le principal d'un collège de Cholet (Maine-et-Loire) se rend sur un site de petites annonces, Leboncoin.fr. Entre une armoire normande et un vélo six vitesses, il trouve la perle rare : une Italienne, qui n'est pas professeure mais propose des cours particuliers. Examinée par l'inspection académique, titulaire d'une licence, elle est déclarée apte et hérite de la classe dans la foulée... 

 

Tout aussi absurde est le cas de Romain G., agrégé et major du Capes en sciences économiques et sociales (SES). Romain débute dans le métier comme tous les autres: TZR. Motivé, il devient intervenant en institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), chargé de préparer les futurs candidats au Capes et à l'agrégation. Il donne aussi des cours à l'université. Il recueille de très bonnes appréciations lors de son inspection. Après dix ans - toujours remplaçant ! - il cumule assez de points pour demander sa mutation. Mais s'il obtient l'académie souhaitée, il est affecté dans l'un des rares départements qui ne dispose ni d'IUFM, ni de cours de préparation à l'agrégation, ni de faculté dans sa discipline, justement les domaines où il brille. De plus, il n'a toujours pas de classe en propre. Cette fois, il est totalement démotivé. "La gestion des ressources humaines ? Mais elle n'existe tout simplement pas, s'emporte Romain, mi-désabusé mi-moqueur. Pour eux, nous ne sommes que des Numen [NDLR : le numéro d'identification que les salariés reçoivent en début de carrière et qui les suit tout au long de leur vie]. Nous sommes interchangeables. Le mérite, la compétence? Des gros mots. Toute l'organisation repose sur l'idée qu'il faut interdire l'arbitraire dans les décisions d'affectation, en ne prenant en compte que des données objectives calculées selon des règles collectives." Une armada de Numen répartis par des logiciels. 

 

Dans le meilleur des cas, les conséquences de ces dysfonctionnements restent individuelles. Ainsi pour les mésaventures de Claire Mazeron, professeure de géographie, vice-présidente du syndicat Snalc et auteur d'Autopsie du Mammouth (éditions Jean-Claude Gawsewitch). La jeune femme corrige les copies du Capes et fait passer les oraux aux candidats. Mais depuis neuf mois, elle attend toujours d'être payée pour ce travail. Environ 2300 euros, auxquels il convient d'ajouter le remboursement des frais avancés (trois semaines d'hôtel à Châlons-en-Champagne, plus les repas et les trajets) soit environ 2 500 euros. Au total, l'Etat lui doit donc quelque 5000 euros. "Sur les 80 personnes de mon jury, les deux tiers n'ont pas encore été payées, y compris le président! raconte-t-elle. Lorsque l'on réussit à joindre quelqu'un pour se renseigner, on nous répond que cela a dû "rester dans les tuyaux". Nous avons décidé que, si la situation n'était pas clarifiée au 31 mars, le jury dans son ensemble démissionnerait." 

 

Collégiens dotés d'un prof principal stagiaire...

Mais les dégâts sont souvent collectifs. En première ligne, les enfants et leurs familles. Lycéens sans cours d'allemand durant un trimestre, faute d'enseignant. Petits de CM1 qui verront se succéder quatre maîtres en une seule année. Collégiens dotés d'un prof principal stagiaire, débordé par un emploi du temps dans lequel il doit déjà caser la préparation de ses cours et ses propres modules de formation. Terminale pieds et poings liés à un enseignant dépressif, épuisé, qui finira par être déclaré inapte au travail et qu'on laissera sur le bas-côté de la vie active, payé mais en jachère. Enseignants sur qui pèsent des soupçons de pédophilie et dont l'institution, mal à l'aise et désarmée, ne sait que faire. La liste des exemples est interminable. 

 

L'Education nationale rétorque pour sa défense que, quand on emploie 852 907 enseignants (sur un total de 1,066 million de personnes), les ratés sont inévitables et que l'ogre ne remplit pas si mal ses missions. "Chaque rentrée, 12 millions d'élèves retrouvent le chemin de l'école sans encombre, précise Luc Chatel, ministre de l'Education nationale. C'est de l'horlogerie fine, unanimement saluée et qui ne cesse de s'améliorer." Les enseignants, eux, bien ou mal gérés, sont en majorité totalement dévoués à la réussite des enfants, sans vraiment compter leurs heures, quoi qu'on en dise. Et si la France se situe seulement dans le milieu de tableau des divers classements internationaux - dont Pisa, le plus connu - elle a relevé en quelques décennies le défi de la massification de l'enseignement en conduisant plus de 60% d'une classe d'âge au bac. 

 

Des heures de soutien à 35 élèves par classe

Le problème est que cette difficulté à gérer la plus grande entreprise de France a été accentuée par la politique de non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. La réforme de la formation des maîtres - la mastérisation - a laissé sur le carreau de nombreux jeunes. Martin, stagiaire de 22 ans (voir L'Express du 22 septembre 2010) affecté dans une école en ZEP de Seine-Saint-Denis, a finalement abandonné. Il ne sera pas prof, tant pis. D'autres ont passé le cap, mais entre les bleus nommés au CP (ce qui, en théorie, ne devait jamais arriver), ceux qui n'ont toujours pas de manuels à la rentrée des vacances de février et ceux qui tiennent en travaillant plus de 60 heures par semaine, le tableau fait peur. 

 

La mise en place de l'accompagnement personnalisé au lycée, plutôt salué par les syndicats, se heurte au manque d'effectifs : certaines heures de soutien se déroulent à 35 élèves par classe... Faute de personnel, il arrive que des enseignements d'exploration (initiation à une matière en seconde) passent à la trappe ou soient réduits de moitié, afin de pouvoir les prodiguer en demi-groupes. "Pour la première fois de ma carrière, je me demande comment je vais réussir à établir les emplois du temps de l'an prochain, confie Stéphane du Crest, proviseur du lycée Corot de Savigny-sur-Orge, l'un des plus grands de France, avec 2700 élèves et 270 professeurs. Le taux d'encadrement a baissé, alors il faut faire accepter des heures sup', réussir à garder les points forts du projet d'établissement - l'enseignement des langues, des matières artistiques et la lutte contre le redoublement - sans aucune marge de manoeuvre. Résultat, on bidouille." 

 

Le 19 mars, les enseignants défileront une nouvelle fois contre les suppressions de postes - 16 000 à la rentrée prochaine, ce qui portera à 50 000 le nombre de non-remplacements. Et si, vraiment, à force de tailler dans le gras, on avait fini par atteindre l'os ? Luc Chatel, qui s'y connaît en ressources humaines pour les avoir dirigées au sein de L'Oréal, affiche l'assurance du responsable, droit dans ses bottes, mais conscient des efforts à fournir. Il s'appuie sur des chiffres : "Il y a aujourd'hui 35 000 profs de plus que dans les années 1990, avec 500 000 élèves en moins." Et sur ses actes. "Quand je suis arrivé ici, certaines pratiques m'ont effaré, reconnaît-il. Nous avons déjà augmenté de 10% la rémunération des débutants, instauré le droit individuel à la formation, passé des accords avec une mutuelle pour le suivi médical. Il reste des chantiers, comme l'évaluation et la gouvernance. Mais je suis optimiste". 

 

Du 10 au 12 mars, le ministre s'est rendu au Canada, pays très bien situé dans le classement Pisa et dont le profil se rapproche du nôtre. Le but est de comprendre comment cette nation est parvenue à remonter son niveau, d'observer les bonnes pratiques, de s'inspirer des méthodes de gestion des enseignants. La marge d'amélioration en France est vaste. Encore faut-il oser. Comme le confie une jeune enseignante : "Ce système me fait penser à l'Union soviétique avant sa chute. Il rend tout le monde malheureux, mais personne ne veut le changer, chacun redoutant que le mouvement aboutisse au pire et non au meilleur."  

Josette Théophile : SOS-DRH

Le pompier appelé en renfort par Luc Chatel, c'est elle. Depuis octobre 2009, Josette Théophile, bientôt 64 ans, élue DRH de l'année 2008 pour son travail à la RATP, dirige les ressources humaines (RH) de l'Education nationale. "Un défi qui ne se refuse pas." 

La tâche, pourtant, n'est pas aisée. Voire impossible : "Il faut cesser de croire que l'on peut faire de la gestion personnalisée des RH pour 1 million de personnes !" Structurellement, le système est ligoté par une administration toute-puissante. "C'est l'ensemble qui est autobloquant. Ici, tout est réglementé, tout passe par les textes et s'achève par un décret. Pas évident de faire bouger les lignes..." Sans compter que l'empilement de réformes façon mille-feuille n'instaure aucune continuité : "Les ministres se succèdent, sans jamais achever ce que les précédents ont commencé." Circonstance aggravante : l'obligation de réduire les pos-tes et de réorganiser le travail. 

Ces contraintes n'empêchent pas Josette Théophile de poursuivre imperturbablement sa mission. Parmi ses dossiers : déconcentrer les lieux de décision (il n'existe que quatre niveaux de hiérarchie dans l'Education nationale !) en responsabilisant plus les chefs d'établissement et les inspecteurs d'académie. Et, aussi, surveiller l'épineux dossier des remplacements. En se posant les bonnes questions : "Demandons-nous pourquoi les gens sont absents..." 

 

Par Laurence Debril



27/03/2011
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