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Revue de presse : Article sur www.cafepedagogique.net du 15/10/2012 : AFEF : "Langue pour parler, langue pour apprendre"...

"Langue pour communiquer, langue pour apprendre : quelles exigences ? Quelles tensions ? Quelles possibles inégalités scolaires ?" C'est autour de cette thématique que l'Association Française des Enseignants de Français (AFEF) invitait ses membres (et les autres !) à réfléchir, avec Elisabeth Bautier et Jacques Bernardin, le 13 octobre dernier. Introduisant les débats, Brigitte Marin précise combien cette question est au coeur des interrogations autour des élèves en difficulté, dont on sait que les évaluations montrent que les écarts ne se réduisent plus...

 

Jacques Bernardin : "parler "à" ou "parler avec" ?"

 

Les pratiques enseignantes "ordinaires" présupposent souvent acquis par tout ce qui ne l'est que par quelques uns, notamment le rapport à l'écriture et au langage. C'est parfois parce qu'ils sous-estiment le "saut cognitif" que les élèves doivent faire pour entrer dans les apprentissages qu'ils opèrent des "différenciations passives" dans lesquels les objets d'apprentissage sont invisibles, ou "différenciations actives" lorsque les enseignants différencient les tâches en creusant les écarts : du simple pour les plus en retard, et du complexe réservé à ceux qui comprennent.

 

Il propose trois pôles pour mieux comprendre :

 

- les pratiques sociales et familiales de l'écrit, ce que l'élève en comprend : pour s'investir sur un apprentissage, mieux vaut comprendre à quoi il sert. Mais dès la rentrée du CP, certains élèves ne savent pas vraiment "à quoi sert l'écrit", sinon "lire des papiers" ou "aider dans le travail". Ils disent ne pas savoir ce que leurs parents font avec l'écrit, laissant croire que certaines familles n'auraient pas de pratiques écrites, alors que Bourdieu a largement montré que certaines pratiques "non valorisées" ne sont pas reconnues comme lecture : le programme télé, les petits mots. "Lire comme passe-temps, ça veut dire avoir le temps de ne rien faire", ce qui n'est pas valorisé dans certains milieux, qui heurte le goût d'être entre-soi ou est jugée comme "trop féminine". C'est sans doute, explique J. Bernardin, une des explications sur les écarts de réussite précoces entre garçons et filles.

 

- la posture vis-à-vis du langage, dès l'entrée à la "grande école" : dans certaines familles, on parle "à l'enfant" quand d'autres parlent "avec l'enfant", déjà interlocuteur crédible encouragé à poursuivre les échanges, argumenter, exprimer sa pensée. Quand la parole n'est pas séparée de l'action, le "ici et maintenant" est plus important que "ce qui est dit". Or, on sait que la demande scolaire sera de gagner en précision ("fais des phrases !"), en "vocabulaire", en mise à distance, rejoignant les usages du langage qui visent, à la maison, à "jouer avec les mots", à "pédagogiser le quotidien" avec des jeux de langage ou des catégorisations variées. "Quand on demande de grouper les mots en fonction des sons qui les composent, certains ne comprennent pas pourquoi on ne peut pas mettre "tonton" dans la liste commencée avec "papa", "tata" et "maman"..."

 

- les spécificités du langage à l'Ecole : l'interlocuteur absent. On sait que les "lectures du soir" ont un effet important pour incoporer du vocabulaire et les structures syntaxiques complexes, voir même anticiper sur ce qui va se passer, quand certaines familles disent au contraire que c'est "inutile parce que leur enfant est trop petit pour comprendre ça". Rien d'étonnant à ce que leurs enfants soient "vite perdus" lorsqu'ils vont avoir à être attentifs à des lectures longues ou dans des univers trop différents de  leurs expériences.

 

Pour J. Bernardin, les malentendus sur ce qu'est le lire vont donc être rapidement importantes : ceux qui pensent que "lire c'est raconter" ne sont pas dans la même posture que ceux qui sont dans "lire c'est déchiffrer" ou "lire c'est répéter". Faute d'être assez travaillée, cette conception réductrice de la lecture peut perdurer jusqu'au collège. Sur l'écriture, les malentendus sont de même nature : usages uniquement scolaire, vision mécaniste ("c'est facile quand on connait l'alphabet") ou confusion avec la seule copie. Certains enfant croient que l'écriture va "venir toute seule", comme simple extraction de soi d'une pensée "déjà-là", alors qu'au contraire les lettrés savent par quelles douleurs et étapes successives on doit passer pour arriver à produire quelque chose qui s'isncrive dans le registre de l'écrit. "Quand on croit que l'écrit est le symétrique de l'oral, on ne peut pas s'en sortir" conclut J. Bernardin.

 

Elisabeth Bautier : "La littéracie désormais requise n'est pas assez enseignée"

 

"Parlez-moi de l'eau, je voudrais que vous me disiez comment on trouve l'eau..." demande une enseignante à sa classe. Si Samantha sait que l'eau peut être sous forme liquide ou gazeuse, et aller ainsi dans le sens attendu par la maîtresse, Lucas pose une question sur "l'eau normale" :

- "Moi, un jour, j'étais à la plage avec mon cousin, on avait creusé un trou dans le sable, et il y avait de l'eau, et normalement elle fond..."

- "Elle s'évapore" reprend un autre élève

- "Mais l'eau, il faut s'en méfier, elle dit, ma mère, elle peut être pas propre..." reprend un autre.

 

A travers cet exemple, explique Elisabeth Bautier, on voit que chacun a bien répondu à la consigne de la maitresse, mais selon des modalités très différentes : certains sur un mode cognitif, d'autres en convoquant leur rapport ordinaire au monde, et s'en considérant quitte une fois qu'ils ont fait cet énoncé, quand les autres vont continuer à développer un échange intellectuel avec l'enseignante soucieuse de construire un savoir sur les différents états de l'eau. Ces différentes postures vont rester très stables, de la moyenne section à l'Université, si on n'y change rien, si on en reste aux pratiques invisibles de l'enseignement. Mais il est très difficile pour les enseignants de s'en apercevoir, s'ils ne peuvent pas prendre de distance avec ces pratiques, dans des situations de formation. "Les exigences de l'école sont de plus en plus grandes, dès la maternelle, et les pratiques de plus en plus différenciatrices. C'est à la fois "normal" et paradoxal : ces modifications curriculaires ne s'accompagnent pas des enseignements qui vont avec."

 

La littéracie étendue, chez Olson ou Googdy, c'est la culture écrite, l'utilisation de toutes les potentialités liées à la familarité avec l'écriture. Pas seulement graphier ou alphabétiser comme on l'a fait au XIXe. Rendre tout le monde capable d'utiliser l'ensemble des ressources pour une pensée fondée dans l'écrit, ses références et son rapport au monde, même quand on les utilise à l'oral comme le font certains élèves de la classe de la maîtresse qui voulait "parler de l'eau". non pas acquérir une "connaissance encyclopédique" mais des attitudes et des compétences qui les rendent capables d'utiliser des documents. "C'est pour cette raison que PISA évalue ce type de compétence, et non des connaissances".

 

Ainsi, pour utiliser les manuels récents, il faut "remettre de l'ordre dans du discontinu", installé dans différents espaces de la page des documents proposés. C'est beaucoup plus difficile que de lire et apprendre un texte continu. Ces changements datent de moins de trente ans, et ces compétences sont exigées sans toujours être enseignées. Même dans le périscolaire ou dans les albums de jeunesse, cette forme de l'écrit gagne du terrain : dans Zogimar, la relation texte-image n'a rien à voir avec la simple "illustration".

 

Dans ce contexte, la "preuve" n'est plus seulement la croyance ou l'expérience du vécu, mais ce qui est "fondé en écriture" : dans PISA, le montage du vélo est évalué à travers la lecture de la notice, pas à travers les avatars de l'expérience vécue...

 

En matière de littéracie, les exigences de l'Ecole sont spécifiques : comme le dit Patrick Rayou, il faut tisser de l'hétérogène, rapiécer les textes, synthétiser des encadrés disparates (tableaux, photos, schémas, bandes-dessinées, personnages, textes...) à partir des doubles-pages de manuels. "Bravo, tu sais maintenant découvrir un mouvement artistique" n'hésite pas à commenter un avatar présent dans un manuel...

 

Ainsi, conclut E. Bautier, comprend-on suffisamment tout ce qui va mettre en difficulté les élèves les plus éloignés de la norme scolaire ? Arrive-t-on toujours à passer de la langue "ordinaire" à la langue de "catégorisation" capable de décrire des généricités ? Attire-t-on suffisamment l'attention des élèves sur l'organisation de l'espace graphique, des affichages ? Le "genre conversationnel" souvent encouragé en classe ne va-t-il pas à l'encontre de ces exigences ? Pour reprendre la dichotomie citée par Bernardin, à l'Ecole, ne doit-on pas apprendre progressivement à ne plus "parler de soi", mais à "parler sur" pour construire la mise en disciplines du monde...

 

"Mais alors, que faire" demande la salle...

 

"Cadrer les situations pour qu'on sache ce qu'on est en train de faire, tente Jacques Bernardin, dévoiler les procédures et les manières de faire, identifier les déraillements pour faire trace pour ne plus refaire demain les mêmes erreurs, mettre en relation, catégoriser, poser des questions qui incitent à faire des inférences ou à réagir, plutôt qu'à prélever un indice simple, repérer les marques discrètes de ponctuation qui changent tout dans le sens, construisent des postures de lecteurs, de littéracie étendue, pour enfin "parvenir à faire, avec ce que je sais, ce que je ne sais pas encore faire, passer du contrôle à l'appui à la compréhension, en lecture comme en production d'écrit". Les rapports des inspections générales sont unanimes sur cette question... Il serait temps qu'on les aide à comprendre, comme disait une jeune élève de Cherbourg, que "des fois l'écrit ça sert à raconter des histoires, et des fois ça sert à pouvoir comprendre le monde"...

 

Marcel Brun



15/10/2012
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