ALPE74140

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Revue de presse : Article sur www.cafepedagogique.net du 08/01/2013 : Philippe Meirieu : Va-t-on vraiment refonder l’École française en 2013 ?

"Il ne faut pas bouder notre plaisir. Il (le projet de loi d'orientation) constitue une vraie bouffée d’oxygène pour un système au bord de l’asphyxie", affirme Philippe Meirieu. Mais "en réalité, la « refondation / concertation / loi d’orientation » n’est pas encore au rendez-vous. Nous sommes plutôt en présence d’un triptyque « réparation / négociation / bonnes intentions », assez loin finalement de ce qui nous était annoncé…" Pour P. Meirieu le projet de loi s'attarde à réparer bien des choses, comme la formation des enseignants, ce qui est positif, mais c'est insuffisant pour évoquer une "refondation". P. Meirieu signale par exemple les "trous" du projet comme l'impasse sur le lycée. Mais il va plus loin en invitant à compléter le texte. Il faudrait aller plus fort dans l'expérimentation du lien entre école et collège, revoir l'évaluation, mettre en place "l'allocation de formation" pour tous les jeunes. P. Meirieu invite la loi à définir clairement les attentes de l'Etat en matière de contenus pour redonner de la liberté aux équipes de terrain. C'est elle aussi qu'il vise en revenant sur l'idée de "micro collèges" ou "micro lycées", des micro équipes stables, à taille humaine, capables d'éduquer les petits d'homme ou plutôt de les élever.

 

Avec le triptyque « refondation / concertation / loi d’orientation », le gouvernement et le ministre de l’Éducation nationale disposaient d’une démarche particulièrement prometteuse pour l’éducation française dans son ensemble et l’école en particulier. Nous sommes nombreux à l’avoir accueillie avec enthousiasme…

 

« Ne boudons pas notre plaisir ! »

 

Car il était temps, en effet ! Nous sortons de dix années de gestion libérale du système scolaire où le « pilotage par les résultats », associé à une systématisation de l’évaluation quantitative et à des réductions budgétaires drastiques, a réduit notre institution éducative à un conglomérat d’ilots cherchant chacun à se protéger des mauvais coups, à conserver ses moyens coûte que coûte, à faire bonne figure dans le grand supermarché scolaire pour conserver ses « bons éléments »… et à éviter, autant que faire se peut, les admonestations d’une administration privée de toute capacité d’impulsion et enjointe à contrôler sans cesse, quand ce n’est pas à caporaliser, l’ensemble des acteurs et partenaires de la chaine éducative : cadres éducatifs, professeurs, parents, collectivités territoriales, mouvements pédagogiques et d’éducation populaire… et élèves, bien sûr, assignés à vivre leur scolarité comme un parcours du combattant, sautant d’évaluation en évaluation, devant exhiber leur « mérite » pour échapper aux ghettos et bénéficier – dans le cadre de « l’égalité des chances » ! - de quelques rares et coûteux dispositifs « d’excellence ».

 

Dans ce contexte, nous avons vu se creuser une immense « dépression scolaire » dont les symptômes devenaient, de jour en jour, plus flagrants : découragement des équipes, destruction progressive des « collectifs », dans les établissements comme sur les territoires, concurrence entre les personnes et les institutions qui ne cherchaient plus qu’à tirer leur épingle du jeu, marginalisation du travail pédagogique réduit d’autant plus à la clandestinité qu’il avait été quasiment aboli dans la formation des enseignants elle-même.

 

C’est dire si un nouvel élan s’avérait nécessaire ! C’est dire aussi si le projet de loi était attendu ! Et il ne faut pas bouder notre plaisir. Il constitue une vraie bouffée d’oxygène pour un système au bord de l’asphyxie. Voilà qu’on ose reparler de « pédagogie », qu’on inscrit « le contenu des enseignements et la progressivité des apprentissages au cœur de l’école », qu’on propose une définition du « socle » qui inclut une dimension culturelle et dont on peut espérer qu’elle nous permettra de sortir de la vision étriquée et étroitement techniciste qui prévalait jusque là. Voilà qu’on instaure un « parcours d’éducation artistique et culturelle tout au long de la scolarité (1) ». Voilà qu’on reconnaît la spécificité de l’école maternelle en soulignant qu’elle n’est pas une simple préparation technique au Cours préparatoire, mais ce que j’appelle une véritable « école première » . Voilà qu’on affiche la priorité au primaire, en s’engageant à rééquilibrer les moyens en faveur de ceux qui en ont le plus besoin… et voilà même qu’on évoque la possibilité de disposer de « plus de maîtres que de classes » pour pouvoir « travailler autrement ». Voilà qu’on s’achemine vers un rééquilibrage de la semaine scolaire, dramatiquement réduite à quatre jours de classe. Voilà, enfin, qu’on remet en chantier la formation initiale des enseignants et qu’on annonce la création de 60 000 emplois dans l’enseignement sur la durée de la législature ! Autant de raisons de se réjouir…

 

Pour autant, à regarder les choses de plus près et tout en reconnaissant l’importance de ces avancées, la démarche de « refondation / concertation / loi d’orientation » ne répond pas encore à l’immense espérance qu’elle a suscitée. Globalement, le projet de loi qui nous est proposé aujourd’hui n’est pas à la hauteur des besoins éducatifs de notre société… Mais ce n’est qu’un « projet » de loi : il peut donc évoluer et, même, être transformé significativement pour permettre au gouvernement de faire de la jeunesse, comme il s’y est engagé, son absolue priorité.

 

« Refondation » ou « réparations »

 

Car, en réalité, la « refondation / concertation / loi d’orientation » n’est pas encore au rendez-vous. Nous sommes plutôt en présence d’un triptyque « réparation / négociation / bonnes intentions », assez loin finalement de ce qui nous était annoncé…

 

La « réparation » ou, plutôt, les « réparations » l’emportent, en effet, sur la « refondation » : réparations, certes éminemment nécessaires après les dégâts subis par notre système éducatif depuis dix ans, mais qui, ajoutées les unes aux autres, ne constituent pas vraiment un « projet éducatif alternatif » (2). Pour élaborer un tel projet, il eût fallu l’arrimer à une analyse des besoins de notre société et de son avenir, l’articuler au statut de l’enfance et de la jeunesse dans la modernité, le construire à partir de l’affirmation délibérée de la place de la culture face au triomphe de la marchandisation, y introduire clairement l’importance de la formation de l’attention et de la volonté chez nos élèves, condition même de tout enseignement face à la déferlante du « capitalisme pulsionnel » (3).

 

Car, comment « refonder » sans assigner, dans tous ces domaines, des finalités claires à notre éducation, dégagées des affirmations éculées sur le fait que « le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants pour favoriser leur réussite scolaire » ? Outre qu’on voit mal qui pourrait sérieusement argumenter le contraire, cette affirmation comporte, en effet, une contradiction – ou, au moins, une étonnante réduction – particulièrement significative : le « service public d’éducation » se donne pour objectif « la réussite… scolaire » ! Comme si, dans une démocratie menacée par la télécratie et la montée des individualismes à courte vue, l’éducation pouvait se réduire à la scolarisation et la réussite à la « réussite scolaire ». Certes, la loi rajoute – et c’est bien le moins ! – qu’il faut « faire partager aux élèves les valeurs de la République » et qu’on doit viser « le développement du sens moral et de l’esprit critique ». Mais ces finalités elles-mêmes sont rabattues sur « la forme scolaire » (4) de l’enseignement (à travers, par exemple, « l’enseignement moral et civique »), quand il eût fallu qu’elles structurent l’organisation de l’école, de la vie quotidienne de l’élève, de ses rapports avec la famille, les collectivités, les associations, les médias.

 

La « crise de l’éducation » – banalité s’il en est des analyses contemporaines – appelle un travail collectif sur ce qui fait grandir un enfant et émerger un citoyen : l’école et ses professeurs peuvent beaucoup pour installer, dans les classes, des espaces de décélération, de construction de la pensée, de rencontre avec les œuvres de culture… mais ils ne peuvent pas assumer seuls la tâche d’éduquer, au risque d’avoir le sentiment de ramer perpétuellement à contre-courant et de devoir « vider l’océan avec une petite cuillère ».

 

Ainsi, l’entreprise éducative requiert-elle aujourd’hui une mobilisation globale qui ne peut être simplement pensée en termes de prise en charge par les collectivités territoriales des « trous » ouverts dans l’emploi du temps hebdomadaire par la refonte des « rythmes scolaires ». C’est tout le « tissu éducatif » qui doit être réinterrogé : la machinerie publicitaire qui exalte le caprice sous toutes ses formes, les villes qui remplacent les gardiens de square par des caméras de vidéosurveillance, les chaines de télévision qui ont renoncé à programmer des journaux télévisés décryptant l’information pour les jeunes ou qui refusent obstinément la diffusion d’émissions en version originale sous-titrée qui permettraient aux enfants d’entendre des langues étrangères et d’apprendre leur langue maternelle en lisant les sous-titres… Certes, on imagine bien que le ministre n’allait pas se lancer dans l’énumération de ces très nombreuses mesures sociétales -pourtant essentielles pour éduquer ensemble nos enfants -, mais on regrette qu’en réduisant l’éducation à la forme scolaire, il limite la portée même du travail de l’École : cette dernière risque, en effet, de se trouver de plus en plus seule à formuler des exigences en termes de réflexion et de rigueur, de curiosité culturelle et de respect des valeurs fondatrices de la communication démocratique. (5)

 

Aussi, puisque la loi propose, à juste titre, la création de plusieurs « Hauts Conseils » (pour les programmes, pour l’évaluation), pourquoi ne pas créer un vrai « Haut Conseil de l’Education » (et pas de l’École !) composé de personnalités de la société civile, de l’éducation et de la culture qui aurait pour tâche de faire respecter le premier des droits de l’enfant : « le droit à l’éducation » ? Ce « conseil » devrait pouvoir s’autosaisir sur toutes les questions afférentes à l’éducation dans tous les domaines et interpeller les autorités et ministères concernés… Ce Haut Conseil permettrait aux enseignants de se sentir moins isolés dans leur tâche et permettrait donc vraiment de « refonder l’école ».

 

Mais la « refondation » décidément, n’est pas au rendez-vous. On voulait « refonder » et l’on se prépare à « réparer »… On répare la formation initiale des enseignants en créant les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), mais – à ce que l’on en sait – en maintenant le verrou du concours en cours de cursus, entre deux années de master qui devraient, au contraire, être deux vraies années de formation par alternance, en continue, avec une découverte progressive du métier par des stages d’observation, de pratique accompagnée, puis en responsabilité… Et, simultanément, on ne prend aucune disposition particulière pour la formation continue ! C’est un oubli préoccupant : les ESPE formeront 30 000 enseignants par an tout au plus, alors que c’est près d’un million d’enseignants et de personnels en activité qui doivent avoir droit à une formation continue de qualité ! D’autant plus qu’on sait aujourd’hui la plus-value indiscutable de cette formation dès lors qu’elle s’effectue en lien avec les problèmes professionnels rencontrés au cours de la carrière. Et l’on peut s’étonner que l’État qui a mis en place le « droit individuel à la formation » ainsi que le « crédit individuel de formation » - dispositifs certes insuffisants mais qui ont le mérite d’exister - ne les mette pas en œuvre de manière plus systématique et volontariste pour ses propres fonctionnaires, et ne les utilise pas pour des actions de formation proprement pédagogiques... Ceux qui comme moi – privilège de l’âge ! – ont vécu, en 1981, la mise en place des Missions académiques à la formation des personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN) savent à quel point elles furent de formidables leviers de transformation et des creusets d’où naquirent des dynamiques très longtemps fécondes. Et, même si l’on peut entendre que la marge de manœuvre budgétaire du ministère est limitée et rend fort difficile le remplacement des enseignants pendant leur formation, pourquoi ne pas commencer, plus modestement, par les enseignants des « établissements difficiles » dont le « droit à la formation » devrait être garanti par la loi ? Et pourquoi, enfin, ne pas mettre en place un programme de formation pour les enseignants volontaires en dehors des temps de cours ? Je suis convaincu que la demande est importante et qu’il y aurait là un moyen de dynamiser, par ricochets, le système tout entier… En négligeant la relance de la formation continue, la loi se prive des moyens de ses ambitions ; en réalité, la « refondation » se coupe les ailes.

 

Réparation encore dans le domaine de la continuité éducative entre l’école primaire et le collège : la loi crée un « conseil école-collège (entre chaque collège et les écoles de son périmètre) qui propose des actions de coopération et d’échange ». L’annexe précise, de plus, qu’un cycle « CM2 / sixième » sera créé. Intéressantes initiatives, mais qui sont loin de répondre aux besoins. On attendait plus d’audace pour donner vraiment corps à la continuité éducative imposée par notre constitution elle-même : l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans (qui correspond à la fin de la troisième pour une grande majorité d’élèves) relève, en effet, de la responsabilité organique de l’État et la césure entre l’enseignement primaire et le collège, comme la systématique aspiration des pratiques du collège par celles du lycée demeurent une aberration du point de vue pédagogique comme institutionnel. Certes, on ne peut pas, du jour au lendemain, fusionner les deux instances, modifier brutalement les statuts et obligations de service des enseignants du premier ou du second degré… mais, compte tenu de la convergence des travaux des chercheurs dans ce domaine comme du caractère particulièrement éclairant des comparaisons internationales, un droit à des expérimentations plus poussées s’imposait. Il est sans doute encore temps de l’introduire.

 

Réparations aussi dans le domaine du numérique où la mise en place d’un système national d’offres mutualisées (dont les experts se demandent s’il représentera un vrai progrès) et la modification du code de la propriété intellectuelle (pour permettre une meilleure utilisation des documents numérisés dans l’école) semblent exonérer l’institution scolaire d’une réflexion de fond sur les pratiques pédagogiques requises : en effet, si l’on veut que l’ « accès à l’information » ne soit pas confondu avec « l’appropriation de la culture », que la fascination par l’outil ne fasse pas oublier la construction des connaissances sur le long terme, il ne suffit nullement de mettre en place des formations techniques ou de « sensibiliser (les élèves) aux devoirs liés à l’usage de l’internet et des réseaux ». Une « réflexion critique sur l’usage des nouveaux médias et outils numériques » ne s’improvise pas : il faut inventer de nouvelles pratiques pédagogiques quotidiennes où l’horizontalité des échanges s’articule avec la verticalité de l’exigence de vérité, où la mise en réseau permet de construire des connaissances de manière exigeante (6). Or nous ne savons pas vraiment encore faire cela… et il serait temps de développer des recherches fortes dans ce domaine.

 

Le projet de loi actuel confond donc souvent « refondation » et « réparations ». Cet écart est, d’ailleurs, visible dans la forme même qui nous est proposée : comment « refonder » avec un texte qui n’est qu’une série de modifications de textes antérieurs et qui ne se donne pas à lire dans une continuité structurante ? La loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 (7) , élaborée par Lionel Jospin et son équipe, avait le mérite de se présenter comme un texte « filé », lisible par tous… et qui avait, d’ailleurs, fait l’objet d’une diffusion massive, sous forme d’un fascicule, auprès des enseignants et parents. Cela n’avait pas suffit pour garantir sa bonne mise en œuvre, mais cela avait marqué les esprits ! Espérons que, très vite, le ministère actuel va diffuser un texte complet de la loi et non simplement la série juxtaposée des pansements qu’il pose sur les lois précédentes. C’est la condition minimale pour qu’un débat public ait lieu avant le vote au parlement… D’autant plus que la « concertation » préparatoire n’a guère associé que le millier de personnes traditionnellement impliquées dans le fonctionnement de l’institution. Certes, il ne pouvait être question de les écarter, mais cette « concertation » a donné le sentiment, dans les écoles et les établissements, de s’effectuer en vase clos, sans que les acteurs de terrain aient les moyens de s’en saisir. Il est encore temps d’aller vers eux, avec un texte complet et de vrais débats sur les enjeux de la loi et sur ses propositions, sur les finalités de l’éducation dans notre pays aujourd’hui et les modalités qui permettraient de les atteindre.

 

Un « projet à trous »

 

Car le projet actuel reste, pour beaucoup, un « projet à trous » : même si l’on comprend bien que la loi ne peut pas tout aborder, ni, a fortiori, tout régler, il est inquiétant de voir tant de questions reportées à plus tard et, sur beaucoup de points essentiels, de ne voir se profiler à l’horizon que de « bonnes intentions »… Et, encore, beaucoup d’entre elles n’apparaissent-elles que dans l’annexe au projet de loi : ainsi en est-il du rôle des cycles ou de l’organisation de l’éducation prioritaire, de l’accueil des élèves en situation de handicap (on n’évoque l’avenir des RASED que dans une phrase sibylline pour indiquer que « leurs missions et leur fonctionnement évolueront pour concevoir des relations de complémentarité dans l’ensemble des dispositifs d’aide »)… Ainsi en est-il aussi du sport scolaire, de la place des parents, du « collège unique » ou de la question – pourtant très médiatisée - des « rythmes scolaires », etc. On ne peut imaginer que les cartons du ministère sont vides sur tous ces sujets, et, même si l’on se doute que les négociations avec les partenaires, doivent se poursuivre, au moins pourrait-on nous en fournir les bases...

 

Et puis, comment accepter que la loi fasse quasiment le silence sur le domaine éminemment stratégique des lycées ? Certes, on doit se réjouir que l’État incite les Régions à mettre les locaux des lycées à disposition d’activités de formation non scolaires : il est scandaleux que certains bâtiments ne soient utilisés qu’un jour sur deux à l’échelle d’une année civile ! Mais il va falloir aussi mettre la législation en conformité avec cette exigence, car, aujourd’hui, les problèmes juridiques et administratifs sont, dans ce domaine, considérables ! Et il ne conviendrait pas de faire porter aux Régions la responsabilité de difficultés face auxquelles elles sont presque complètement désarmées ! Reste que, sur l’avenir même des lycées - leur place dans le système et leur fonctionnement - le projet de loi ne dit rien et l’annexe n’évoque cette question que de manière très générale, repoussant de mystérieuses « évolutions substantielles » à 2014. Mais peut-on « refonder » notre École en laissant ainsi un pan entier en jachère ?

 

Quant aux propositions sur l’orientation, elles n’évoquent que très rapidement, et toujours dans l’annexe, la mise en place annoncée – sous l’égide d’un autre ministère, il est vrai – du « service public de l’orientation » dans le cadre des Régions. Or, sans une articulation précise des responsabilités réciproques, nous risquons de nous trouver là face à de graves problèmes de fonctionnement, à des rivalités inutiles et à beaucoup d’énergie gaspillée. En revanche, il faut saluer, dans ce domaine, la création d’ « un parcours individuel d’information, d’orientation et de découverte du monde professionnel » pour tous les élèves (et pas seulement pour « les élèves en difficulté »). C’est une excellente initiative qu’il faudra absolument veiller à mettre en œuvre… Même si, tant que l’enseignement professionnel, sous toutes ses formes, n’aura pas acquis – enfin ! – son égale dignité avec la formation académique, le système de distillation fractionnée par l’échec dans les disciplines générales continuera de fonctionner.

 

Car notre École est malade de ses 150 000 jeunes qui sortent chaque année sans diplôme. Certes, on doit travailler à réduire ce chiffre en amont, dès l’école maternelle et primaire, par la maîtrise des « savoirs fondamentaux », et tout au long de la scolarité, grâce à un suivi plus régulier des élèves et à l’organisation d’activités d’apprentissage plus mobilisatrices pour eux… Certes, l’annexe de la loi fournit quelques perspectives intéressantes sur la « lutte contre le décrochage scolaire », en particulier par la mise en place d’un « référent » dans les établissements concernés, la promotion (encore bien trop timide pourtant) de la « formation initiale différée » (qu’il faut absolument amplifier en développant systématiquement les expériences d’ « éducation récurrente »), et l’affirmation essentielle que « tout jeune sortant du système éducatif sans diplôme doit pouvoir disposer d’une durée complémentaire de formation qualifiante qu’il pourra utiliser dans des conditions fixées par décret » : décision de toute première importance qu’on aurait bien aimé voir dans la loi elle-même et assortie de son cadre d’application.

 

Pour autant, tant que le système ne repensera pas l’orientation vers les filières professionnelles de manière positive, avec un véritable accompagnement pédagogique et social, on peut craindre qu’il continue à fonctionner comme une centrifugeuse, excluant toujours ceux qui sont le moins en phase avec le « modèle dominant » et les condamnant à « tenir les murs », comme on dit dans les « cités », en attendant de pouvoir bénéficier de dispositifs de « raccrochage »… Il est donc temps de proposer aux jeunes, après l’instruction obligatoire, une orientation où tous les cursus de formation soient présentés clairement avec leurs spécificités et les possibilités qu’ils ouvrent… Et il est temps, pour la formation professionnelle initiale – qui ressemble, de plus en plus, à une jungle - de faire converger les aides et rémunérations qui sont aujourd’hui bien trop disparates : bourses d’enseignement scolaire, salaire d’apprenti, rémunération d’un contrat de qualification, rémunération de stagiaire de la formation continue, indemnisation de service civique, etc. L’ « allocation de formation » pour tous les jeunes – et pas seulement ceux qui suivent des études universitaires – faisait partie du contrat de gouvernement élaboré par le PS et EELV : il est urgent de s’engager dans cette voie… et, si les moyens manquent, au moins faut-il fédérer les énergies en associant tous ceux et celles qui sont concernés : les Missions locales, par exemple, ne peuvent rester à l’écart de la « refondation », au risque d’entériner la fracture sociale entre deux jeunesses qui, malheureusement, s’ignorent de plus en plus.

 

Des enjeux fondamentaux à inscrire au cœur d’un authentique « refondation »

 

C’est une lapalissade : on ne refonde pas sans fondements. Et les « fondements » - pour une loi sur l’éducation, comme pour une maison à construire – ce ne sont pas les « fondations ». Il faut évidemment les unes et les autres : des « fondations » pour que, techniquement, la maison ne s’effondre pas… et des « fondements » pour qu’elle ait une « finalité partagée » qui, seule, permet à chacune et à chacun d’adhérer au projet de sa construction, de se mobiliser autour de ce projet et de garantir sa pérennité comme son bon usage. Le projet de loi actuel fournit quelques matériaux pour poser des « fondations », il ne permet guère de se représenter les « fondements » de la « refondation » annoncée.

 

Ces fondements relèvent d’abord, pour moi, des rapports que nous voulons établir avec nos enfants, ainsi que du projet que nous avons pour eux et pour le monde où nous les accueillons. Ils relèvent d’une intention, d’une conviction structurante, d’une perspective assumée, d’une « foi » dirait peut-être Ferdinand Buisson dont le ministre est un éminent spécialiste (8). Quelle « foi laïque » peut-elle donc fonder l’éducation aujourd’hui ? La foi dans la capacité des petits d’hommes à résister à la folie consommatrice qui pille le monde… la foi dans la capacité des professeurs à substituer, chez leurs élèves, le plaisir de penser à la satisfaction pulsionnelle immédiate… la foi dans la faculté de la culture à réunir les humains en leur faisant partager les questions anthropologiques qui les tenaillent… la foi dans la force de la coopération pour mobiliser les énergies et faire vivre la solidarité… la foi dans le pouvoir de nos institutions à « instituer », à « faire tenir debout » des hommes et des femmes pour qu’ils fassent vivre, au quotidien, une vraie démocratie. Cette foi là – un humanisme pour la modernité en quelque sorte – impose un sursaut éducatif collectif. Elle impose aussi d’identifier quelques leviers qui permettent de mobiliser les « acteurs » - comme on dit aujourd’hui – pour en faire des « auteurs » - comme on devrait dire…

 

Dans cette perspective, je pointerais trois leviers qui me semblent devoir – parce qu’ils sont au cœur d’enjeux fondamentaux – être mis au premier plan dans le projet de loi pour structurer la « refondation » de l’école : la place de la culture, les outils d’évaluation et le pilotage du système.

 

La place de la culture d’abord : je me réjouis qu’elle soit réaffirmée dans le « socle commun », mais insuffisamment à mon sens. La culture, en effet, ne doit pas être une des dimensions du « socle », elle ne peut en être que le « principe » : nous devons transmettre à nos enfants « ce qui fait culture », c’est-à-dire ce qui, selon la formule d’Olivier Reboul, « les libère et les unit ». Les « outils », les « compétences », les « savoirs » de toutes sortes, ne « font culture » que s’ils sont ressaisis dans le mouvement de leur émergence, là où ils émancipent parce qu’ils permettent de comprendre le monde et d’agir sur lui (9). Ce que nous devons transmettre, ce ne sont pas des « morceaux de connaissances fossilisées », aussi progressivement et rationnellement possible, ce sont les tressaillements d’une intelligence qui s’exhausse au-dessus de la fatalité et de la facilité, se découvre en découvrant son pouvoir d’agir. Et cela – si on le prend au sérieux – impose de repenser complètement les programmes autour des « questions vives », des « moments critiques », des « expériences nodales », bref autour de ce que les pédagogues nomment, souvent maladroitement, « le sens » (10) . C’est par là – et par là seulement – que l’éducation scolaire, sociale, médiatique, etc. pourra contrecarrer efficacement l’instrumentalisation scientiste et la normalisation technicienne qui sont les revers inévitables du libéralisme pulsionnel… Face à la surexcitation pulsionnelle dominante, la fuite en avant dans l’immédiateté, l’évitement de la pensée pour se réfugier dans la jouissance narcissique individualiste, seule une éducation fondée délibérément sur la culture (et non sur des « compétences techniques ») « fera le poids ». Seule, elle pourra « refonder » l’éducation.

 

Les outils d’évaluation sont, bien évidemment, liés à la conception que l’on se fait de la transmission. Quand on ne transmet que des « compétences techniques », on peut évaluer par des QCM ou des épreuves standardisées qui permettent de construire facilement des palmarès individuels et collectifs. Quand on place la culture au premier plan, il faut évaluer des « projets », des « chefs d’œuvres », comme cela se faisait déjà chez les Compagnons du Moyen-Age. Or, c’est peu dire que, sur ce point, la politique actuelle est décevante… On croit savoir que le ministère aurait décidé de maintenir les évaluations annuelles en CE1 et CM2 (même si, semble-t-il, il ne les traitera que sous forme d’échantillon national et académique et sans consolidation départementale). Or, ces évaluations, c’est le lit de Procuste : on ne forme plus que ce qui permet de réussir à leurs épreuves… on en oublie ce qui n’est ni quantifiable ni évaluable selon les standards imposés… on met en scène socialement les résultats obtenus pour justifier ce qui les fonde : que la mise en concurrence est le gage de la qualité. L’évaluation se confond ainsi systématiquement avec la normalisation hiérarchisante, quand elle devrait être conçue comme un outil au service de cette « progressivité des apprentissages » qu’on met « au cœur de la refondation ». On invite, encore et toujours, les élèves, les maîtres et les établissements à se comparer aux autres quand il faudrait les inciter à se comparer à eux-mêmes, à se donner des défis, à se dépasser sans cesse dans des réalisations qui attestent d’acquisitions structurantes. L’idéologie dominante reste, selon la formule de Paulo Freire, une « pédagogie bancaire » où les savoirs humains sont réduits à de simples « utilités scolaires »…

 

Et tout cela converge évidemment vers la « vache sacrée » de l’enseignement français à laquelle on se garde bien de toucher, même timidement : le baccalauréat. À vrai dire, qu’il existe encore aujourd’hui une seule personne pour défendre un examen où un 13 en physique peut rattraper un 8 en français est proprement hallucinant ! Et que l’on hésite à remplacer cet examen – comme le bon sens pédagogique l’imposerait – par la formule des « unités de valeur » est tout à fait surprenant ! On sait, en effet, que seul un système permettant de combiner des « UV » - qui doivent, chacune, être maîtrisées et donner lieu à des réalisations valorisantes  (11) – est susceptible de favoriser une véritable personnalisation des parcours, de mobiliser les élèves sur des enjeux qui font sens pour eux. De plus, ce système devrait permettre, tout à la fois, de supprimer l’ennui et le redoublement en organisant systématiquement des « groupes de besoin » à côté des classes traditionnelles - qui constituent de nécessaires groupes de référence, mais ne permettent plus, à elles seules, de couvrir les besoins des élèves.

 

Et enfin, dans la droite ligne de ces perspectives, il est absolument nécessaire aujourd’hui de revoir le pilotage du système. Nous sortons d’une période où la logorrhée managériale nous a épuisé et s’est épuisée : « Mobiliser les acteurs pour créer des synergies à partir d’un diagnostic partagé… Co-construire des évaluations objectives sur la base d’un partenariat efficace afin d’élaborer des plans stratégiques permettant de définir des orientations opérationnelles… Définir les indicateurs quantitatifs d’efficience afin d’optimiser les investissements des niveaux de responsabilité concernés… »  Tout ce verbiage – souvent manipulé avec les meilleures intentions du monde - n’est qu’un cache-sexe permettant à l’idéologie de la concurrence systématique et du contrôle technocratique de se diffuser tranquillement : on renonce à prendre au sérieux les « auteurs sociaux » et l’on tisse autour d’eux un réseau de contraintes qui paralyse toute initiative. Chacun fait de son mieux pour faire bonne figure dans les « concertations partenariales » qu’impose la hiérarchie, mais nul n’est dupe : au bout du compte, ce qui reste déterminant, c’est le « rapport qualité / prix » dans un système où le pouvoir reste aux mains des « contrôleurs-évaluateurs-inspecteurs » de tous poils…

 

Il est temps de revenir à l’essentiel : l’Éducation nationale ne deviendra un système adulte, construit au quotidien avec des professionnels adultes impliqués, que si l’on distingue nettement ce qui relève du « cahier des charges » imposé légitimement par la représentation nationale de ce qui relève de la liberté d’initiative et de la créativité collective des « auteurs locaux ». Il est normal, sain et facilitateur que l’autorité institutionnelle dise clairement quels sont les « passages obligés » qui s’imposent à tous… et, c’est parce qu’elle dira cela clairement qu’elles ouvrira, en même temps, de vrais espaces de liberté où les personnes pourront travailler sans avoir le sentiment d’être espionnées en permanence avec la peur panique d’être prises en faute.

 

C’est pourquoi l’on attend d’un « loi d’orientation » qu’elle définisse très précisément les « chapitres obligés » des projets d’école et d’établissement à partir des finalités que se donne la Nation pour son institution scolaire : cela concerne, bien sûr, les objectifs finaux d’apprentissage au terme de chaque cycle, mais aussi les conditions de structuration d’un collectif pacifié, la formation à la démocratie (dans le cadre, par exemple, de l’élection et de la formation des délégués d’élèves (12)), la formation à la recherche documentaire (dont le numérique n’est qu’une modalité), les relations avec les parents et les collectivités territoriales. Cela concerne également la nécessaire mixité sociale, l’organisation du suivi personnalisé des élèves, les relations avec le tissu associatif et économique de proximité… Mais fixer des exigences en termes de « cahier des charges » ne signifie nullement normaliser les modalités de leur mise en œuvre, tout au contraire : si l’on veut que les « auteurs sociaux » agissent avec l’intelligence du terrain, en mobilisant leur inventivité en fonction des ressources et contraintes locales, il faut leur laisser la liberté d’incarner de manière originale les exigences que le système leur impose : accompagner la progression des élèves, oui… mais pourquoi avec le même livret partout ? Former à la morale laïque, oui… mais pourquoi avec un enseignement calibré quand on sait que des « ateliers philo » ici, la pratique du « conseil d’élèves » là sont des modalités dont l’efficacité a été attestée ? Il faut aujourd’hui, pour sortir de la « dépression scolaire », « donner de l’air » aux enseignants et cadres de l’Éducation nationale, remplacer le contrôle pyramidal a priori par un accompagnement bienveillant. L’arrogance a trop longtemps été de mise dans cette institution où l’on a oublié pendant dix longues années que « ministre » veut dire « serviteur ».

 

Et, pour concrétiser tout cela, la loi elle-même doit donner des signes plus tangibles que les affirmations trop générales de son annexe sur « l’utilisation raisonnée de l’autonomie » et la volonté du ministère de « repérer et diffuser les innovations les plus pertinentes ». Pourquoi ne pas transformer les « inspecteurs » en « formateurs » et les rattacher aux ESPE ? Pourquoi ne pas instaurer, là tout de suite, un droit à l’expérimentation ? Pourquoi ne pas s’inspirer du courage qu’avait eu, à l’époque, Alain Savary ? Rien n’empêche de permettre, au sein des établissements, la création de « micro-collèges » ou de « micro-lycées », réunissant l’équivalent de deux à quatre classes, et où des professeurs volontaires effectueraient la totalité de leur service, organisant leurs activités d’enseignement au plus près des besoins des élèves. Là encore, il conviendrait de leur imposer un cahier des charges précis, tout en leur laissant, corollairement, une grande liberté d’organisation.

 

On l’aura compris : le « projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école » est un texte important, porteur d’espoir, mais encore décevant. Parions que c’est parce qu’il est inachevé… On nous dit que son passage devant le parlement risque d’être repoussé en raison de l’engorgement législatif : cela laisse donc le temps de l’amender, voire de le restructurer… L’enjeu est important. Nous ne retrouverons pas, d’ici longtemps, une telle fenêtre de tir. Ne laissons pas passer l’occasion.

 

Philippe Meirieu

 

Professeur en sciences de l’éducation

 à l’université Lumière-Lyon 2

Vice-président de la Région Rhône-Alpes (EELV),

délégué à la formation tout au long de la vie

 

Notes :

1  Voir : http://www.meirieu.com/ARTICLES/ecole_maternelle_ecole_premiere.htm  

2  C’est aussi l’analyse de François Jarraud dans son texte du 6 décembre sur Le Café Pédagogique : « Loi d’orienttion : où est le Nord ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/06122012Article634903973312007496.aspx

3  Sur ces éléments, voir Philippe Meirieu, Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du Monde, 2009.

4  L’expression est du sociologue Guy Vincent qui décrit par là une organisation des apprentissages, historiquement datée, segmentée dans l’espace et dans le temps, centrée sur des exercices n’ayant d’autre objectif que l’apprentissage et l’évaluation proprement scolaires.

5  Ces valeurs sont parfaitement résumées par le pédagogue Édouard Claparède sous le terme de « probité » : http://www.meirieu.com/BIOGRAPHIE/claparedemoraletpolitique.htm

6  Voir, sur ce point, mon texte dans l’ouvrage collectif L’école, le numérique et la société qui vient (Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler, Mille et une nuits, 2012) : http://www.meirieu.com/ARTICLES/pedagogie_numerique.pdf

Voir aussi les analyses de Pierre Frackowiak : « Le numérique… pour quelle refondation ? », http://www.educavox.fr/actualite/debats/article/le-numerique-pour-quelle

http://www.legifrance.gouv.fr/jopdf/common/jo_pdf.jsp?numJO=0&dateJO=19890714&pageDebut=08860&pageFin=&pageCourante=08860

8  Voir Vincent Peillon, Une religion pour la République – la foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, 2010.

9  Voir Philippe Meirieu, Un pédagogue dans la Cité – conversations avec Luc Cédelle, Desclée de Brouwer, 2012.

10  C’est pourquoi je suis absolument convaincu qu’il revenait au ministre de suspendre l’application des programmes du primaire de 2008, qui représentent un terrible recul dans ce domaine, pour revenir – à titre transitoire et avant que de nouveaux programmes ne soient élaborés – aux programmes de 2002.

11  Ce que la formation des adultes commence à faire à travers, par exemple, la mise en place du portfolio.

12  Dont il n’est, étrangement, nulle part question !



14/01/2013
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