Revue de presse : Article sur www.cafepedagogique.net du 11/09/2013 : Devoirs : Réorienter l’école, pour ne plus désorienter les parents ?
« Nombre de familles, sous l’effet de la circulation des devoirs, transforment leur foyer en une véritable institution de sous-traitance pédagogique ». La phrase pourrait valoir provocation, adressée aux enseignants largement persuadés que les parents, trop souvent démissionnaires, s’éloignent des réquisits du travail scolaire. Pourtant, Séverine Kakpo est allée voir de près. On pourra lui opposer qu’elle n’a pas vu ces familles auxquelles on pense. Mais on pourra aussi lui savoir gré d’avoir été enquêter sur le terrain, base d’un travail de thèse largement salué pour son exigence. Il faut dire qu’elle a été à bonne école avec Patrick Rayou, avec qui elle a contribué à « Faire ses devoirs ».
Le constat de Séverine Kakpo est assez direct : non seulement les parents ne démissionnent pas, mais il s’investissent. Au risque, cependant, d’être contreproductifs : il ne suffit pas de faire faire les devoirs, il faut en outre comprendre ce que l’Ecole demande. Sans quoi le travail réalisé à la maison peut générer chez les élèves plus d’inconvénients que d’avantages, et perdre un peu plus les élèves confrontés à des exigences contradictoires. Rien ne vaut quelques exemples, tirés de l’ouvrage...
Prenons l’exemple d’une élève qui a du mal à comprendre le texte qu’il a à lire à la maison. Quel meilleur auxiliaire que le dictionnaire ? « Si elle a le dictionnaire et qu’à chaque fois qu’elle a un mot qu’elle comprend pas, elle le trouve, tout est clair. » explique Mohamed qui montre ainsi qu’il pense que la compréhension d’un texte est la somme de ce que dit chaque mot… Ne connaissant pas les résultats des travaux sur les ressorts de l’apprentissage de la compréhension de l’écrit, il m’imagine pas qu’on peut largement aider à comprendre le sens des mots grâce au contexte, ou qu’on peut se faire une représentation provisoire de ce qu’on a compris d’un texte en faisant des pauses réflexives.
La tâche de lecture elle-même ne va pas de soi, pour nombre de parents : faut-il faire lire « à voix haute » ou « dans sa tête » ? Une maman interrogée a son opinion : “Franchement, puisque moi, quand je lis à haute voix, je m’entends mieux, je me dis que ça doit être bien même pour mes enfants,(…) je sais pas, peut-être c’est pas vrai, peut-être que c’est un truc que je me suis fait à moi-même ». Il faut dire que le contexte dans lequel se font les devoirs en détermine aussi la forme : comme la mère prépare le repas pendant les devoirs, elle précise : “moi comme je l’ai pas lu le livre, elle va me le lire à haute voix, ce qui fait que, moi, après, je pourrais lui poser des questions et voir si vraiment elle a compris ou si elle a pas compris. “ .
Des normes invisibles qui suscitent les malentendus
Pour Séverine Kakpo, cette absence, dans le discours des parents, des normes pédagogiques utilisées par les enseignants est sans doute le corolaire des « normes éducatives » différentes des uns et des autres : quand les premiers focalisent leur attention sur les résultats immédiats, les seconds cherchent à généraliser les procédures. Faute d’échanges ou de prescription explicite de ce qu’il y a à faire, on est aux antipodes de ce qu’on demande de faire. La situation est d’autant plus complexe lorsque l’école exporte des tâches renvoyant à des apprentissages non-acquis : pas étonnant que les parents, non professionnels par définition, fassent « comme ils peuvent » pour faire apprendre ce qui devrait l’être déjà.
Ces situations peuvent donc générer des incompréhensions sur le sens des tâches données dans les devoirs. Voilà qu’on ne leur donne pas d’exercice à faire, des dictées à préparer, des calculs à faire, mais des exposés à faire ou des livres à lire !? Pour certains parents interrogés, lire un livre ne peut relever que du loisir, et non d’une tâche prescrite par l’école. C’est le monde à l’envers : on regrette la réduction des listes de mots à apprendre, voire du « par cœur », symbole d’une certaine forme d’apprentissage lié davantage à la mémorisation qu’à la mise en ordre des savoirs. Du coup, ceux qui accompagnent à la maison le travail scolaire comprennent peu le sens de certaines questions visant à nourrir la lecture analytique. A la question :« À ton avis, que va-t-il lui arriver dans la suite de l’histoire ? », un parent affirme comprendre son enfant qui répond : « j’en sais rien, on ne sait jamais ce qui peut nous arriver dans la vie. Seul l’avenir le dira ! ». De même, lorsque son enfant a eu une mauvaise note parce qu’elle n’avait pas compris le sens du texte, le père croit qu’elle a été en échec « parce qu’elle doit savoir que, quand on fugue, on peut faire de mauvaises rencontres, on ne doit pas fuguer ».
Et lorsque l’enseignant demande d’anticiper en répondant à la question « à ton avis, la petite fille va-t-elle devenir une sorcière ? », une mère comprend que sa fille ait répondu : « non, car les sorcières n’existent pas ». Elle a tendance à convoquer l’expérience de la vie plutôt que le monde de la littérature, comme le prouve l’extrait d’entretien avec la chercheuse : « Je vais vous dire quelque chose. Les enfants, c’est pas des sorcières, jamais, jamais ! (…) Donc, pour moi, il n’y a pas de sorciers. Un enfant sorcier, ça n’existe pas. Non ». On est loin de ce que cherche sans le dire l’enseignant avec cette tâche… Focalisé sur le résultat plutôt que l’apprentissage qui va permettre d’apprendre à résoudre le problème, un père fait surgir un rapport magique aux nouvelles technologies que celui qu’il a avec le dictionnaire : Des fois, je lui dis : « va voir l’internet ». Elle me dit « quoi ? ». Je lui dis : « pose la question, il va te répondre ».
Pour ne pas être disqualifié devant l’école, les enjeux moraux des conseils familiaux peuvent prendre le pas sur les enjeux cognitifs, et renforcer le trouble devant ce qu’il y a à faire. On en remet une couche en croyant bien faire. Ainsi, ces exemples de certains parents qui insistent même pour que leur enfant soigne sa prononciation orale, ou énonce à voix haute toutes les lettres pour en mémoriser à la fois la prononciation correcte et l’orthographe : “Alors, si tu dis « de sa coiffeu[z] », tu l’écris sans « e ». Alors, moi j’aurais dit : « de sa coiffeu[se] ». Précila : Oui. « ... de sa coiffeu[se]... »… Inutile de préciser que Précila va être un peu embêtée lorsqu’il faudra qu’elle arbitre entre ce que lui dit sa mère et ce que demande la maîtresse…
Les parents « résistants pédagogiques » ?
Les parents peuvent aussi être désorientés par l’évolution des pratiques scolaires dont ils ne comprennent pas toujours le sens. Ils critiquent l’organisation des manuels qui, plutôt qu’être comme jadis essentiellement constitués du contenu de savoir à acquérir, sont désormais davantage composés de documents à utiliser pour construire des situations d’apprentissage, dans une perspective constructiviste. Ainsi, le manuel d’histoire-géographie désoriente : « Alors, est-ce que le prof, il prendrait plus de temps à expliquer, à raconter, montrer... oh, je sais pas, moi, sur une carte heu... [plutôt] que de donner tous ces documents-là, je trouve que ça parle pas trop. Après, c’est à l’enfant de ... “. On retrouve les malentendus et l’échange d’Hamidou avec Stéphane Bonnery dans « Comprendre l’échec scolaire »…
Autre exemple : les difficultés des parents à comprendre l’évolution de l’apprentissage de la lecture, surtout lorsque le débat pédagogique est instrumentalisé par quelques raccourcis médiatiques ou démagogies politiciennes : convaincu que l’apprentissage ne peut partir que du simple au complexe, le parent ne saisit pas toujours pourquoi son enfant de CP n’est pas exclusivement concentré sur l’assemblage des phonèmes. Il suspecte l’enseignant d’apprendre à lire « par du par-cœur » et de mettre son enfant dans l’embarras. Dans un autre contexte, au collège, les objectifs de l’organisation de l’enseignement en « séquences » sont largement incompréhensibles à bien des familles, renforçant l’idée qu’elles ont de « ne rien comprendre » à ce qui est enseigné : « c’est pas comme les livres qu’il y avait avant à mon époque... on avait un livre de lecture, on avait un livre de grammaire…”. Parfois, le seul changement de dénomination du métalangage grammatical suffit à mettre à distance : “nous, on disait “article”, eux c’est “déterminant”...
Rien d’étonnant, donc, pour S. Kakpo, que la “désorientation” gagne lorsque les échanges entre l’école et les familles ne permettent pas de travailler sur ce que chacun comprendre de ce qu’il à à faire… « Ces évolutions curriculaires peuvent être perçues comme une véritable abolition du scolaire » lorsque l’école emmène les élèves au cinéma, à la ferme ou à une exposition, ou qu’elle étudie le rap...
Une promesse à tenir ?
Dans un étonnant renversement de suspicion de carence, l’Ecole est suspectée de démissionner de ses responsabilités, de trop simplifier les contenus… Même les tentatives faites pour se rapprocher des familles peut être équivoques : « ils veulent nous éduquer, qu’ils commencent à enseigner ce qu’ils doivent à nos enfants » expliquent en substance certains parents enquêtés…
S’ajoute parfois, selon l’enquête de S. Kakpo, une critique sévère de l’Ecole par certains parents d’origine immigrée, qui suspectent l’Ecole de tout faire pour maintenir la reproduction sociale et les empêcher de parvenir à leurs aspirations : faire que leurs enfants aient des métiers et une vie plus facile que la leur. Inquiets devant les résultats d’une école qui ne « tient pas sa promesse » de monter dans l’échelle sociale, certains d’entre eux cherchent des alternatives à ce qu’ils considèrent comme insuffisant, soit dans les écoles privées dont on espère qu’elles utilisent davantage des méthodes connues, les pédagogies visibles, les anciens manuels qui rappellent l’école qu’on pense avoir connue, tels le célèbre Boscher ou Mamadou et Bineta, sur lesquels on fait travailler les enfants dans un prescrit supplémentaire et contradictoire avec les tâches de l’Ecole.
« La probable toxicité d’une partie des prescriptions familiales tient fondamentalement au fait que, bien souvent, l’école suppose déjà acquis, plutôt qu’elle ne l’explicite, le sens des attendus scolaires. » conclut l’ouvrage qui invite évidemment à reconsidérer d’un autre œil les relations avec les parents, notamment les espaces pour échanger avec eux sur le sens des « devoirs » donnés à faire à la maison. Mais bien au-delà, et dans la lignée des travaux d’ESCOL-Paris 8 dans laquelle Séverine Kakpo vient d’être recrutée, ce travail invite entre les lignes à reconsidérer collectivement ce que l’école enseigne, avec quels implicites, voir avec quels non-dits… C’est désormais une évidence : les Bautier, Rochex, Crinon, Rayou ou Bonnery ont une nouvelle héritière pour les y aider… A elle de tracer son chemin…
Marcel Brun
Séverine KAKPO, Les devoirs à la maison – Mobilisation et désorientation des familles populaires, éducation & société, PUF., 2012
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