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Revue de presse : Article sur www.cafepedagogique.net du 27/01/2011 : Canada : Pourquoi ça marche ? Entretien avec Claude Lessard

Professeur à l'université de Montréal, Claude Lessard est un des meilleurs spécialistes du système éducatif canadien. Il répond aux questions du Café sur les réussites du système éducatif canadien. Quelle place y jouent l'autonomie des établissements et les chefs d'établissement ?


Les évaluations PISA ont classé le Canada en haut du tableau. Dans quels domaines ses performances sont-elles particulièrement bonnes ?

 

Si l’on accepte l’instrument et ce qu’il prétend mesurer (objet de controverses en France et ailleurs) et si l’on en juge par les écarts par rapport à la moyenne de l’OCDE, la performance du Canada est très bonne dans les trois domaines d’apprentissage couverts par PISA. En effet, le score moyen du Canada sur l’échelle globale de lecture est de 524, nettement au-dessus de la moyenne de 496 pour l’OCDE, et statistiquement inférieur à seulement quatre pays (Shanghai Chine, Corée, Finlande, Hong-Kong Chine). Les scores moyens des élèves canadiens, de 527 en mathématiques et de 529 en sciences, sont aussi nettement supérieurs aux moyennes de 497 et de 501 respectivement, des pays de l’OCDE. Dans ces deux domaines aussi, les « tigres asiatiques » ont un rendement statistiquement supérieur au Canada.


La performance canadienne dans ces trois domaines est supérieure à celle des États-Unis d’Amérique et de la plupart des pays européens, sauf la Finlande. Ce qui, à en juger, par certaines réactions médiatiques, conforte l’orgueil des canadiens !


Puisque le programme PISA existe depuis 2000 et que le Canada y participe depuis ses débuts, on peut tracer des lignes d’évolution. Ainsi, sur dix ans, tout en se maintenant dans le peloton de tête, le Canada glisse légèrement : il a perdu 10 points en lecture depuis 2000, 5 points en mathématiques depuis 2003 et 5 points en sciences depuis 2006. Cependant, ces baisses ne sont pas statistiquement significatives. Cela s’est traduit par une chute de quelques places dans les classements, aussi occasionnée par l’amélioration de la performance d’autres pays ou l’entrée en scène de pays très performants.


On explique ce recul par le fait que la proportion d’élèves très performants a diminué entre 2000 et 2009 (c’est le cas en lecture). Rappelons que le Canada a à la fois une proportion élevée d’élèves très performants et une faible proportion d’élèves peu performants, comparativement à la moyenne des pays de l’OCDE. Dans cette glissade, ne joueraient pas les différences entre garçons et filles, stables entre 2000 et 2009 : les garçons surclassent toujours les filles en mathématiques et en sciences, et les filles performent mieux que les garçons en lecture.


On constate aussi que les élèves de 15 ans des systèmes scolaires linguistiques minoritaires obtiennent généralement de moins bons résultats que ceux des systèmes scolaires linguistiques majoritaires dans les trois domaines (sauf au Québec, où il n’y a pas de différences).


Le Canada est un pays fédéral. Ce système a t-il creusé les inégalités entre provinces ?


En effet, le Canada est un pays décentralisé en matière d’éducation. Chaque province et chaque territoire ont pleine et entière responsabilité en matière de politique éducative. Mais il y a des mécanismes de concertation interprovinciale et ceux-ci jouent un rôle important : le Conseil des ministres de l’éducation du Canada (CMEC) est le lieu d’échanges entre ministres et hauts fonctionnaires canadiens (le CEMEC gère le PISA canadien et promeut des politiques de reddition de comptes en éducation pour toutes les juridictions canadiennes) ; les provinces de l’Ouest sont regroupées dans un consortium pour l’élaboration et l’évaluation des programmes d’enseignement ; un tel consortium existe aussi pour les provinces de l’Est (les Maritimes). Il faut aussi prendre acte de regroupements canadiens des grands acteurs éducatifs : la Fédération canadienne des enseignants, l’Association canadienne des directions d’école, la Fédération canadienne des commissions scolaires font entendre leurs voix. Il y a certainement une «conversation» canadienne en matière de politiques et de pratiques éducatives, sinon une convergence réelle des discours et des actions.


De plus, le gouvernement fédéral est un acteur important de l’enseignement supérieur et de la recherche par son pouvoir de dépenser et par le lien qu’il établit entre le développement économique et celui de l’enseignement post-secondaire (le thème de l’économie du savoir). Il est aussi un acteur clé de la formation professionnelle et technique au secondaire, étant donné sa responsabilité dans le développement économique et la formation de la main-d’œuvre.


Au total, oui le Canada est, en matière éducative, fortement décentralisé, et ce depuis sa fondation, mais en même temps, il y a de puissants mécanismes de convergence pan canadienne.


Ce ne sont pas toutes les provinces qui participent à PISA depuis que le programme existe. Il m’est donc difficile d’affirmer que les écarts entre les provinces sont stables, augmentent ou se réduisent. Les données de 2009 indiquent que les provinces les plus populeuses, à l’économie la plus développée, du centre et de l’Ouest du pays sont les plus performantes : Ontario, Alberta, Colombie-Britannique, Québec. Les provinces les plus à l’Est, les moins peuplées et à l’économie davantage axée sur les ressources primaires : Terre-Neuve et Labrador, Nouveau-Brunswick, Ile du Prince Édouard, Manitoba et Saskatchewan. Ce clivage est probablement stable depuis 2000.


A quel niveau se prennent les décisions en matière d'éducation ? L'autonomie des établissements est-elle plus importante qu'en France et joue-t-elle un rôle positif ?


Cela varie suivant les provinces et suivant les objets de décision. En fait, je pense que depuis une dizaine d’années, malgré la rhétorique sur l’autonomie et la reddition de comptes locale, les provinces centralisent davantage que par le passé, notamment dans le domaine des programmes d’enseignement et de l’évaluation des apprentissages des élèves.


Il faut comprendre que traditionnellement, les commissions scolaires – instances intermédiaires entre le ministère provincial d’éducation et l’établissement – notamment au Canada-anglais, jouissaient d’une grande autonomie curriculaire ; les provinces ne fournissaient aux commissions scolaires que des canevas assez larges de programmes et dans plusieurs provinces, il n’y avait pas d’examens uniformes à la fin du secondaire. La régulation du système se faisait à l’américaine, i.e. par les examens d’admission des institutions d’enseignement supérieur. Les évaluations internationales et l’agenda politique derrière elles ont bousculé cette forme de régulation et dépouillé les instances intermédiaires de leur autonomie au profit des instances provinciales. Le Québec n’est pas une exception à cette tendance : en matière de curriculum et d’évaluation, il est déjà centralisé depuis la révolution tranquille. En ce cens et en ces domaines, il y a une réelle convergence canadienne favorable à l’uniformisation d’un curriculum axé sur les connaissances et les compétences fondamentales et un régime d’évaluation standardisée, public et susceptible de nourrir l’émulation entre les établissements. Cette uniformisation provinciale peut s’accommoder, du moins au Canada anglais, d’une harmonisation interprovinciale, à laquelle le Québec n’entend pas participer (société distincte oblige…).


Au plan du curriculum, de l’évaluation et du financement, les instances intermédiaires ont perdu de leur pouvoir et de leur autonomie au profit des autorités éducatives provinciales, et non pas au profit des établissements. En fait, ceux-ci sont de plus en plus soumis à un régime de gestion qui les aligne sur des priorités provinciales précises et contraignantes.


Dans ce cadre plus centralisé, les établissements peuvent jouir d’une certaine autonomie, à mes yeux relative. En Alberta, elle est assez poussée, suivant les orientations du site-based management anglo-saxon : les établissements d’une même agglomération sont en concurrence pour les élèves et pour les enseignants et l’établissement gère son budget comme il l’entend. La reddition de comptes sera l’occasion d’accroître ou de réduire l’autonomie accordée, suivant les résultats obtenus. En Ontario, les écoles doivent atteindre des cibles d’amélioration de la performance des élèves, notamment dans les matières de base ; elles sont « libres » de produire un plan d’amélioration comme elles l’entendent, et de le réaliser, mais la pression ministérielle est forte, tout comme le soutien d’une équipe d’experts externes. Au total, l’encadrement est plus serré. Au Québec, des conventions de gestion lient les établissements à leur commission scolaire et celle-ci est à son tour liée au ministère par une convention dite de partenariat. Il y pour tous les acteurs cinq domaines pour lesquels des cibles sont définies par commission scolaire et par établissement. Certes, les acteurs de l’établissement sont « libres » de proposer et de choisir les moyens à leurs yeux les plus appropriés pour atteindre ces cibles prédéterminées, mais ils ne peuvent se soustraire à ce système de gestion axée sur les résultats mesurés. Et leur liberté au plan des moyens n’est pas sans bornes financières, humaines ou scientifiques.


Au total, je ne suis pas convaincu que l’autonomie des établissements augmente : le carcan de la gestion axée sur les résultats se resserre.


Quelle place jouent les chefs d'établissement dans le pilotage des établissements ? Avec quels résultats ?


Ils jouent un grand rôle. Et ce rôle est appelé à prendre encore davantage d’importance. Les politiques actuelles et la gestion axée sur les résultats font du chef d’établissement un agent de changement, un leader à la fois à l’interne et à l’externe. Il ne s’agit plus pour lui de simplement faire tourner l’établissement, il faut qu’il mobilise les enseignants afin que ceux-ci améliorent la réussite des élèves et si nécessaire, qu’ils modifient leurs pratiques d’enseignement. Il doit faire une démarche similaire de mobilisation auprès des parents et de la communauté locale, afin de s’assurer du soutien et de l’aide constante (y compris dans des campagnes de levée de fonds) des acteurs externes. C’est en ce sens que la nouvelle génération de chefs d’établissements est formée à son nouveau rôle. Des données pan canadiennes indiquent que les chefs d’établissement assument assez bien les exigences de ce nouveau rôle, même s’ils se plaignent d’une surcharge de travail et d’une difficile conciliation travail-famille. Plusieurs aussi estiment qu’on ne leur laisse pas assez les coudées franches, dans le cadre de la gestion axée sur les résultats. Enfin, d’autres se voient comme devant, davantage que par le passé, assumer une fonction de tampon entre leur équipe enseignante et la forte pression bureaucratique pour l’alignement sur les résultats.


Un des problèmes du pays c'est le décrochage scolaire. Quelles leçons peut on tirer du Canada ?


Je ne suis pas certain que la Canada soit un exemple à suivre à cet égard. En tout cas, pas le Québec dont à peu près le tiers des élèves ne terminent pas le secondaire dans les délais normaux. Les chiffres pour les garçons sont encore plus inquiétants. Certains pensent même que le succès québécois au programme PISA est du au fait qu’une partie des mauvais élèves ne sont plus à 15 ans à l’école. Bref, nous serions bons pour de mauvaises raisons.


Le décrochage est un phénomène multidimensionnel ou multifactoriel. Il n’y a pas de solution magique ou rapide à ce problème. Pour autant qu’il est lié à des facteurs socioéconomiques et socioculturels familiaux, je crois qu’une politique familiale ciblée offrant par exemple des services gratuits de garderie dans les zones défavorisées, des programmes de formation et de réinsertion sociale et professionnelle des mères monoparentales et en chômage prolongée, et une école vraiment communautaire pourraient donner quelque résultat. Bref, si la pauvreté et la sous scolarisation des parents génèrent le décrochage des enfants, travaillons à réduire cette pauvreté et cette sous scolarisation des parents, de telle sorte qu’ils puissent, avec confiance et compétence, soutenir la scolarisation de leur progéniture. Investissons en amont et autour de l’école.


Il faudrait aussi éviter que les écarts ne se creusent encore davantage entre les écoles de quartiers populaires et les écoles de milieux plus favorisés. Ce clivage recoupe en partie le clivage entre les institutions d’enseignement privé et les institutions publiques. Au Québec, l’enseignement privé est financé par l’État à 60%, ce qui rend cet enseignement accessible à un grand nombre de familles de classes moyennes. En milieu urbain, la concurrence pour les bons élèves est très forte entre le privé et le public, en général au profit du privé. À terme, les écarts de réussite scolaire augmente entre les deux secteurs. Concrètement, cela signifie que certaines écoles de milieux défavorisés ou limitrophes sont peuplées d’élèves faibles, ayant perdu leurs bons élèves. Il faudrait revoir les règles de cette concurrence et du financement de l’enseignement privé, mais cela suppose un courage politique qu’on ne voit pas poindre à l’horizon.


Un autre aspect, proche mais pas identique, c'est l'intégration scolaire des communautés minoritaires. Quelles stratégies sont en place au Canada ?


Si l’on entend par communautés minoritaires, les communautés francophones hors du Québec et la communauté anglophone au Québec, la situation est variable : au Québec, la communauté anglophone performe aussi bien, sinon mieux, que la communauté francophone ; ailleurs, il y a des différences significatives, toutes favorables au groupe majoritaire (i.e. anglophone). L’anglicisation des communautés francophones hors Québec doit certainement jouer un rôle.


Par ailleurs, si l’on entend par communautés minoritaires, les communautés issues de l’immigration récente, on constate que les enfants de ces minorités réussissent très bien à l’école, sauf les enfants de quelques minorités dites visibles et peu scolarisées (par exemple, la communauté haïtienne au Québec). Cela s’explique probablement par le fait que le Canada choisit parmi les postulants à l’entrée au pays, les immigrants les plus instruits. Il y aussi au sein des systèmes éducatifs canadiens, une longue pratique de l’éducation inter ou multiculturelle, d’accommodements des différences culturelles et religieuses et d’une politique qui valorise davantage l’intégration que l’assimilation. La recherche montre aussi que les familles immigrantes ont tendance à considérer l’éducation comme la principale source de capital dont leurs enfants peuvent jouir à condition de travailler fort pour le mériter, d’où une forte valorisation de l’Éducation parmi ces familles.


Le Canada dépense nettement plus pour son école que la France. Cet investissement explique-t-il le succès de son école ?


Il est difficile d’établir une relation parfaite entre financement et réussite, surtout parmi des pays et des provinces qui consacrent déjà des sommes importantes à l’éducation. Mon avis est le suivant : oui, l’argent est important, car il en faut pour équiper les écoles convenablement, pour en faire des lieux d’apprentissage agréable, y installer des labos modernes et fonctionnels, des bibliothèques multimédias, y soutenir des activités parascolaires riches et variées, etc.. C’est aussi important pour rémunérer le personnel enseignant et assurer son développement professionnel (et par là, reconnaître l’importance de son travail). Mais au niveau de financement de la plupart des pays de l’OCDE, ce qui importe c’est de bien cibler les objets sur lesquels on doit investir. Par exemple, entre réduire le ratio prof-élèves et investir dans un développement professionnel pertinent et de bonne qualité pour les enseignants, je choisirais le second type d’investissement. Entre prévenir et réparer les pots cassés, travailler en amont (politique familiale, ordre primaire) ou plus tard (au secondaire), je choisis la première option.


Claude Lessard

chaire de recherche de l’université de Montréal sur les métiers de l’éducation,

Département d’Administration et des Fondements de l’Éducation,

Université de Montréal.


Entretien : François Jarraud

 



27/01/2011
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