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Revue de presse : Article sur www.cafepedagogique.net du 31/03/2014 : Brissiaud : La lecture et l'« evidence based education »

Comment évaluer l'efficacité des méthodes d'apprentissage en lecture ? Partant de l'article de F. Ramus, R. Brissiaud critique le mouvement de l'evidence based education qui prétend définir les "bonnes pratiques" à partir de tests d'évaluation pour les généraliser et améliorer l'efficacité de l'éducation. Un raisonnement tellement simple qu'il est simpliste pour R. Brissiaud...

 

Il faut vraisemblablement considérer le court texte de Franck Ramus comme un billet d’humeur mais il nécessite quand même une mise au point. D’abord, tout ce que j’ai dit concernant Brian Butterworth est vérifiable en se reportant à la vidéo de sa conférence (1) au Collège de France le 26 février 2013 : ce chercheur montre que la théorie de Stanislas Dehaene concernant l’évolution de ce qu’on appelle la « droite numérique mentale » doit être débattue. En s’appuyant sur une quinzaine de publications scientifiques, il suggère même que cette théorie est vraisemblablement erronée parce qu’inutilement compliquée (le fameux rasoir d’Occam !).

 

Ensuite, on ne peut pas laisser les lecteurs du Café Pédagogique penser que Jean-Paul Fischer, professeur de psychologie du développement à l’Université Nancy 2 profère « une opinion » quand il souligne les dangers d’un enseignement systématique du surcomptage. Cette idée était déjà présente dans sa thèse de 1992. Ses travaux ultérieurs n’ont fait que confirmer sa pertinence. Jean-Paul Fischer est un chercheur d’une rigueur exemplaire que certains trouvent même excessive, ayant eu à subir les critiques de cet expert en méthodologie.

 

En 1992, Jean-Paul Fischer a publié un article : « Subitizing : the discontinuity after three », qui a fait date parce qu’il montrait qu’on ne peut guère douter que l’accès au nombre soit de nature différente avec les très petites collections, celles qui ont jusqu’à 3 unités. Il s’opposait ainsi à la théorie dominante à l’époque, celle de Rochel Gelman. À titre de comparaison, Stanislas Dehaene est resté dans un cadre théorique proche de Rochel Gelman jusqu’en 2008 et, dans la seconde édition de « La bosse des maths » (2010), il a été conduit à écrire : « je dois confesser une erreur » (p. 302), l’erreur en question étant de n’avoir pas cru au phénomène dont Jean-Paul Fischer avait si bien étayé l’existence.

 

Jean-Paul Fischer est encore le chercheur qui, de façon récente, a repris toutes les études existantes concernant la prévalence de la « vraie dyscalculie » : on peut appeler ainsi le « problème » que rencontrent les enfants qui ont des difficultés avec les nombres alors qu’ils n’en ont pas avec l’écrit, alors qu’ils ne sont pas dyspraxiques, etc. Il a montré que ces études surestiment le taux d’enfants concernés et qu’en réalité, ce taux est si faible qu’il est à la limite de la marge d’erreur. Si bien qu’on peut douter aujourd’hui de l’existence d’un syndrome correspondant à la « vraie dyscalculie ». Bref, Franck Camus devrait y réfléchir à deux fois avant de porter publiquement atteinte à la renommée scientifique de ses collègues.

 

Qu’il me soit également permis de souligner le point suivant : dans mon texte j’avais insisté sur l’apport limité de la neuro-imagerie comparé à celui la psychologie expérimentale. C’est une telle évidence que Franck Ramus le reconnaît lui aussi bien volontiers. Peut-on en conclure que nous sommes d’accord pour considérer le nom du site moncerveaualecole.com comme ayant une forte dimension marketing susceptible de leurrer ceux qui le consulteront ?

 

Le courant de l’« evidence based education » 

 

Mais le propos central de Franck Ramus est ailleurs : il semble percevoir une sorte de regroupement d’intérêts mêlant les sciences de l’éducation française, les mouvements pédagogiques tels que le mouvement Freinet, des inspecteurs, jusqu’aux plus hautes sphères de l’éducation nationale (2) et, donc, certains de ses propres collègues : toutes ces personnes ou institutions auraient un intérêt commun à mettre les enseignants à l’abri de toute évaluation de leurs méthodes.

 

En arrière-plan, il y a une idée qui constituait une ligne directrice de l’action des ministères Robien, Darcos et Chatel : on disposerait des moyens d’identifier les « bonnes pratiques », celles qui sont conformes à l’« état de la science » et il suffirait donc d’en généraliser l’application pour réduire significativement l’échec scolaire. Ce courant d’idées est connu au plan international comme celui de l’ « evidence based education » (en anglais, « evidence » signifie « preuve »). En France, il est promu par une association loi 1901, « Agir pour l’école », qui est la branche de l’Institut Montaigne s’occupant des problèmes d’éducation.

 

Contrairement à ce que semble penser Franck Ramus, cette idée s’est répandue dans tous les corps de l’éducation nationale. Pour un professeur des écoles, tenter d’avoir des pratiques « conformes à l’état de la science » est évidemment séduisant et, lorsque l’association « Agir pour l’école » a lancé dans six académies en 2011, un projet « Lecture » s’étalant sur 3 niveaux de la scolarité (GS, CP, CE1) et s’adressant à des classes situées en zone sensible, il n’a pas manqué d’enseignants de GS volontaires pour s’y engager.

 

Viviane Bouysse et Gilles Pétreault ont été les rapporteurs d’une évaluation de la mise en œuvre, du fonctionnement et des résultats de ce dispositif après une année d’expérimentation en GS (3). C’est dans la conclusion de ce rapport que l’on trouve la phrase : « les élèves ne peuvent être réduits à un statut de « cobayes » sur lesquels on exerce une action pour en voir les effets. » Est-il besoin de préciser que cette phrase figure dans la dernière page (37) d’un rapport particulièrement circonstancié ? Dans son billet d’humeur, Franck Ramus est donc peu respectueux du travail que les évaluateurs ont accompli et il se laisse aller à des jugements victimaires à l’égard des 5 700 000 élèves de l’école primaire en France qu’il traite de « cobayes » laissés aux mains de leurs enseignants !

 

Une des institutions qui financent la recherche « Lecture » (le fonds d’expérimentation pour la jeunesse) vient de mettre en ligne la note de restitution finale de ce projet (4). Elle a été rédigée par l’organisme porteur du projet, celui qui le gère financièrement : « Agir pour l’école ». La partie évaluation de la note résulte d’une collaboration scientifique avec Jean Ecalle (Lyon 1) et Bruno Suchaud (IREDU). Les rédacteurs de la note finale manifestent toujours un certain enthousiasme pour leur projet mais de nombreux passages conduisent à penser que l’analyse de Viviane Bouysse et Gilles Pétreault se confirme.

 

Mais il faudra y revenir plus longuement, de même qu’il faudra répondre à la question : existe-t-il une alternative à cette façon d’évaluer scientifiquement la pertinence des principaux choix didactiques des enseignants ?

 

Rémi Brissiaud

Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)

Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »

Membre du conseil scientifique de l'AGEEM

 

Notes :

1. http://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/seminar-2013-02-26-17h30.htm

2. On s’étonne de ne pas trouver les syndicats dans cette liste.

3. Inspection Générale de l'Education Nationale. (2012). Évaluation de la mise en oeuvre, du fonctionnement et des résultats des dispositifs « P.A.R.L.E.R. » et « R.O.L.L. » (Vol. 2012-129). Paris : Ministère de l'Education Nationale. http://cache.media.education.gouv.fr/file/2013/31/1/2012-129_254311.pdf

4. http://www.experimentation.jeunes.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_Final_EXPE_HAP-11.pdf



07/04/2014
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