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Revue de presse : Article dans Le Monde du 27/06/2011 : Claude Seibel, inspecteur général honoraire de l'Insee : "l'échec scolaire n'est pas une fatalité"

Depuis plus de quarante ans, le système éducatif français bute sur un obstacle qu'il ne parvient pas à surmonter : celui d'un échec scolaire socialement et culturellement concentré sur certains enfants des milieux populaires. En réalité, la prolongation de la scolarité obligatoire à 16 ans, puis l'accès de tous les enfants au collège en 1969, étendu en 1975, ont rendu apparents des mécanismes plus anciens de départ de l'école pour des enfants qui, vers 13-14 ans, ne maîtrisaient pas les apprentissages scolaires de base (40 % des écoliers n'obtenaient pas le certificat d'études). L'échec scolaire ne date pas des années 1970...

 

Pourtant, ces jeunes s'inséraient facilement dans un métier, car, après la seconde guerre mondiale, la demande des entreprises était forte et, grâce à des apprentissages formels ou "sur le tas", ils acquéraient les compétences nécessaires à l'exercice de ce métier, malgré les lacunes de leur formation générale.

 

Cette époque est révolue pour deux séries de causes : les responsables politiques de notre pays ont favorisé l'émergence d'une scolarité obligatoire complète, ouverte à tous les enfants, quels que soient leurs origines sociales ou géographiques, leur sexe, leur nationalité... Le but était bien de donner à tous une "égalité des chances", ainsi que de faciliter la vie quotidienne et surtout de relever le niveau de formation générale d'une main-d'oeuvre qui se révélait insuffisant.

 

En effet, et c'est la deuxième cause, tous les métiers, toutes les professions, même les plus modestes, exigent et exigeront de plus en plus des compétences générales et professionnelles qu'une scolarité écourtée ou chaotique empêchera d'atteindre. Des connaissances et des compétences de base mal maîtrisées sont déjà des obstacles difficiles à surmonter pour toutes les formations techniques. De plus, certains jeunes y sont parfois orientés sans qu'ils les aient vraiment choisies.

 

Or, selon les indicateurs, les retards scolaires et les faibles performances concernent entre 15 % et 20 % des enfants entrant en 6e. Les résultats des enquêtes internationales Program for International Studen Assessment (PISA) sont plus alarmants encore, car ils montrent que l'impact des inégalités sociales reste très fort dans le système éducatif français, et que les écarts de performances, par rapport à la moyenne, s'accroissent pour les plus faibles. Les travaux du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Cereq) montrent que ces jeunes en échec scolaire sont plus fréquemment sujets aux "décrochages", et surtout que leur insertion professionnelle est "calamiteuse".

 

Dérives sociales, chômage massif des jeunes non qualifiés, bases de connaissances et de compétences insuffisantes, tout converge pour faire de la lutte contre le grand échec scolaire un des enjeux majeurs de l'école du XXIe siècle : l'échec scolaire n'est plus supportable par la société française !

 

Ce ne sont pas les lois qui ont manqué. Elles vont toutes dans le même sens : créer une étape articulée école et collège, de neuf années (6 ans à 15 ans), au terme de laquelle tous les élèves doivent maîtriser les apprentissages assignés à la scolarité obligatoire. Mais il a bien fallu attendre trente ans pour que le collège "unique" de rené Haby se concrétise par un "socle commun de connaissances et de compétences" prévu dans la loi Fillon de 2005 et mis en place après les propositions du Haut Conseil de l'éducation.

 

Les enseignants des écoles et des collèges vont-ils réussir à intérioriser le fait que leur métier doit changer, car les objectifs de leur enseignement ont changé ? Leur rôle n'est plus de classer efficacement, niveau après niveau, les élèves qui leur sont confiés entre "forts, moyens, faibles" ; ils doivent maintenant obtenir collectivement que toute une génération maîtrise les objectifs du socle commun. L'évaluation individuelle va dans ce sens quand elle s'appuie sur des "livrets personnels de compétences".

 

Il serait absurde de nier que les différences de performances des élèves existent : tout le métier des enseignants est bien de ne pas freiner les meilleurs mais de les épanouir, de stimuler les élèves moyens sur leurs points faibles ; mais il est également d'enseigner aux élèves les plus faibles pour les conduire, sans retard excessif, ni exclusion, ni baisse des exigences, vers les connaissances et vers les compétences qu'ils doivent, eux aussi, acquérir et mettre en oeuvre. Cela exigera des moyens humains adaptés à ces objectifs, et il n'est pas possible, dans le contexte actuel, de supprimer des postes dans le primaire.

 

Le grand échec scolaire, c'est-à-dire la sortie du système éducatif sans formation ni diplôme (150 000 jeunes environ), se structure très tôt au cours du "cycle des apprentissages" (grande section de maternelle-CP-CE1) : tout l'effort de prévention de l'échec scolaire doit être d'abord concentré sur cette étape, puis se poursuivre au-delà, car il n'est pas facile à surmonter.

 

Même s'il a été divisé par trois en trente ans, le redoublement précoce reste un "marqueur" très négatif pour la suite de la scolarité. A vingt-cinq ans d'intervalle, en 1979 puis en 2003-2004, on observe les mêmes difficultés d'apprentissage pour les élèves redoublants au cours de leur second cours préparatoire : leurs performances se dégradent par rapport à celles d'élèves faibles (de niveau équivalent au terme du premier CP), mais qui, eux, n'ont pas redoublé. Il s'agit en général de tâches complexes cruciales pour la suite de la scolarité...

 

Un contresens est pourtant à éviter : une réduction autoritaire de ce redoublement précoce (pour des raisons budgétaires, par exemple) serait un remède pire que le mal. En effet, la plupart des enseignants de l'école, puis du collège, ne maîtrisent pas tous les outils pédagogiques d'analyse des difficultés d'apprentissage rencontrées par ces élèves fragiles, parfois très éloignés des "langages" de l'école. De plus, il ne faut pas croire que l'absence de retard permet d'atteindre les objectifs pédagogiques requis : la "continuité des apprentissages" et la politique des cycles devraient y contribuer. Cela ne suffit pas : ces élèves fragiles doivent être accompagnés, stimulés, mis en confiance tout au long de l'école primaire : en réalité, ils ont besoin d'une pédagogie de la réussite, à laquelle peu d'enseignants sont formés.

 

Face à ces situations difficiles, les qualités professionnelles et les compétences des enseignants sont les éléments essentiels du succès. Or, à force de dénigrer la pédagogie, de contester la recherche en éducation, de démanteler la formation professionnelle initiale des enseignants, ceux-ci vont bientôt être le seul corps de métier en France démuni des nouvelles compétences professionnelles nécessaires pour assumer leurs responsabilités et pour atteindre les objectifs que leur assigne la société. Certains disent déjà que la réussite pour tous les élèves est un pari impossible ; d'ailleurs, la situation sociale et familiale, les résultats scolaires désastreux, dès le début, confortent leur position : le passage par l'école et le collège va permettre de "limiter les dégâts", mais les objectifs du "socle commun" sont hors de portée pour ces élèves...

 

Pour d'autres, l'échec scolaire ne pourra pas être traité dans le cadre de l'école, et, en toute bonne foi, on assiste actuellement à des dérives, difficiles à enrayer, de médicalisation et psychologisation de l'échec scolaire. Ainsi, lorsqu'une enseignante de CP, impliquée dans son rôle, dit, à la fin du premier trimestre : "40 % de mes élèves sont dyslexiques", elle traduit en fait son impuissance professionnelle à éviter une telle situation. Le report hors de la classe du traitement des difficultés scolaires appauvrit le métier d'enseignant.

 

Depuis une vingtaine d'années, des dispositifs personnalisés d'aide en situation scolaire se sont multipliés, comme l'a bien montré la Cour des comptes dans un rapport récent ; mais les rares évaluations disponibles font apparaître des effets inquiétants. Certains enseignants, faute, sans doute, d'être mobilisés pour la réussite scolaire de l'élève, sont confortés par nombre d'interventions dans le caractère inéluctable des difficultés rencontrées et la quasi-impossibilité de rattraper les retards ou les lacunes.

 

Certes, les enseignants les plus expérimentés et les plus attentifs à la progression de chacun des élèves qui leur sont confiés parviennent à concilier ces objectifs difficiles : ils ont de la conviction et du "métier" ; ils témoignent que la réussite de tous leurs élèves est possible : ils le démontrent depuis des années. Rigueur des méthodes, exigence de résultat pour tous les élèves marquent, dans ces classes, un fonctionnement proche de celui des écoles scandinaves.

Discours ministériels, textes législatifs et réglementaires affirment le principe de la mobilisation contre l'échec scolaire : tous les textes existent, et c'est déjà un acquis. Mais passer des écrits à des transformations profondes des pratiques et des comportements de centaines de milliers de personnes, c'est un chantier plus exigeant et plus lourd que de bâtir un réseau d'autoroutes ou de TGV. Les pouvoirs publics doivent, dans un effort soutenu, à long terme, convaincre et mobiliser les partenaires de l'école de l'enjeu de la lutte contre l'échec scolaire : rien ne peut se faire sans eux, ni contre eux...

 

Les acteurs de l'école doivent disposer et maîtriser des outils d'analyse des réussites et des difficultés des élèves qui leur sont confiés. La recherche pédagogique, la formation initiale et continue, l'inspection pédagogique (sans doute la fonction la plus stratégique) doivent contribuer à la réussite de ce programme, central pour la réussite de tous les élèves. Comme tout projet de cette ampleur, la volonté politique, la continuité et la cohérence des actions peuvent seules répondre au défi de la lutte contre l'échec scolaire. D'autres pays se sont engagés avec succès dans cette voie. Pourquoi pas le nôtre ?

 


 

Claude Seibel, inspecteur général honoraire de l'Insee.

Né en 1934, il a été chef du service des programmes à l'Insee. Il a lancé les premiers travaux d'évaluation pédagogique des performances des élèves. Il a dirigé, de 1993 à 2000, la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). a participé aux travaux du Conseil d'analyse économique en explorant les domaines de "l'éducation et de la formation".

 

Claude Seibel, Inspecteur général honoraire de l'Insee Article paru dans l'édition du 28.06.11

 



29/06/2011
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