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Revue de presse : Article dans Les Echos du 01/06/2011 : Faute de mots, des couteaux

Pas une semaine, désormais, sans coups de couteau. Pas seulement chez les grands frères, les durs et les dealers. A l'école, au collège. A l'intérieur des classes ou aux alentours, sur le chemin. Avec ou sans racket, avec ou sans bandes rivales. Et on ne comprend pas. Que ce soit vengeance, coup de folie, harcèlement ou angoisse, la fréquence et le nombre engendrent un vrai désarroi. En peu de temps, on semble être passé de rares règlements de comptes, chez les grands, à une kyrielle de coups et blessures, chez les petits. Comment interpréter cette violence ? En vérité, personne ne sait vraiment. On ne peut que forger des hypothèses.

La faute à l'école ? Trop simple. Quoi qu'on dise, les enseignants de tous niveaux n'ont pas aujourd'hui moins de bonne volonté, de dévouement, d'attention que ceux d'hier. Ils se trouvent, eux aussi, débordés par ces méfaits dont, à l'évidence, ils ne sauraient porter la responsabilité. Les sources du malaise sont ailleurs, plus profondes, plus diffuses et par là même malcommodes à cerner. Sans doute devrait-on tenter de repartir d'une évidence : quand on cogne, c'est qu'on ne peut parler. Si Socrate a la réputation de marquer un tournant dans l'histoire humaine, c'est d'abord pour avoir voulu remplacer la force des poings par celle des arguments. La violence est l'envers du dialogue : je ne te parle pas, donc je te frappe.

Encore faut-il distinguer deux manières, radicalement opposées, de lier ce recours à la force et cette absence de paroles : par refus délibéré ou par impuissance subie. La violence révolutionnaire, qu'on l'approuve ou la combatte, est un refus délibéré, choisi, assumé de ne pas dialoguer. De Marx à Bakounine, de Kropotkine à Georges Sorel, de Lénine à Trotski, aussi dissemblables que soient leurs analyses, tous ont en commun de ne pas songer une seconde à l'éventualité de convaincre les dominants de quitter gentiment le pouvoir. Il s'agit de tourner le dos aux paroles, convaincu qu'elles ne servent à rien, à elles seules, dans la conquête du pouvoir et la destruction de l'ordre ancien.

Tout autre est la violence qui explose faute de mots, celle des incapables de parler, des enfants, au sens propre, puisque ce mot signifiait d'abord les « sans-paroles » (en latin, « in-fans », le « non-parlant », c'est le nourrisson, celui qui n'a pas encore acquis l'usage de la langue). Parmi les contemporains, c'est Alain Bentolila qu'il faut lire pour comprendre les enjeux décisifs de cette relation entre manque de mots et violence. Ce linguiste, auteur d'une vingtaine d'ouvrages, écrit notamment dans « Le Verbe contre la barbarie » : « La violence est l'inéluctable conséquence de l'incapacité de mettre en mots sa pensée en y mettant de l'ordre. » Mais, comme rien n'est simple, parler d'ordre, dans l'éducation, semble très vite insupportable. En un temps où la pédagogie ne jure que par le spontané, où Roland Barthes, esprit pourtant alphabétisé, alla jusqu'à dire que « la langue est fasciste », voilà une évidence difficile à faire entendre.

Et pourtant... Si l'on veut combattre inégalités, replis sur soi, désarrois et désespoirs, et cette violence première qu'exercent tous ces maux sur tant de gosses qui n'y sont évidemment pour rien, alors tout commence, effectivement, par l'apprentissage du langage - exercice patient, contrôlé, parfois pénible, nécessairement autoritaire mais, en fin de compte, non moins nécessairement libérateur. Parce qu'il y a toujours - quelles que soient les circonstances et les détresses -des personnes à consulter, auprès de qui porter plainte ou à qui se confier, à cette seule condition : avoir des mots à sa disposition et leur mise en ordre active dans sa tête. Somme toute, le choix est simplissime : soit on sort les grammaires, soit on sort les couteaux. C'est Bescherelle ou Opinel, sans troisième voie. Dit comme ça, personne n'hésite. Pour ce qui est de la mise en oeuvre effective - méthodes à suivre, mesures à prendre, politique à mener -, comme chacun peut le constater, c'est une autre paire de manches.

 

 

Roger-Pol Droit



07/06/2011
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