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Revue de presse : Article sur www.cafepedagogique.net du 19/04/2012 : La circulaire de rentrée et la prévention de l’échec scolaire en grande section d’école maternelle

Depuis leur parution, les tests d’évaluation des compétences phonologiques publiés par le ministère font l'objet d'un débat. Que valent-ils réellement ? Sont-ils scientifiquement établis ? Sont-ils utilisables dans le système éducatif français ? Nous avons demandé à Roland Goigoux, professeur à l'université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, son expertise. Pour lui, "l’intention est bonne mais sa réalisation est déraisonnable".


Que pensez-vous de la circulaire de rentrée 2012 et des documents de travail qui l’accompagnent ?

 

 Cette circulaire demande aux enseignants d’analyser « les besoins des élèves » de grande section de maternelle pour dix compétences jugées prédictives de la réussite dans les apprentissages fondamentaux. Pour la maitrise de la langue, cinq domaines sont concernés : 1) comprendre un texte oralisé ; 2) a/ reconnaitre à l’oral les mots, les syllabes, les phonèmes (segmenter, discriminer) et b/ connaitre les lettres de l’alphabet ; 3) avoir suffisamment de vocabulaire ; 4) avoir une conscience syntaxique ; 5) s’exprimer oralement.

 

À la suite de ces observations réalisées au premier trimestre, les enseignants devraient mettre en place « une aide différenciée », soit en classe, sous forme d’ateliers dirigés, soit en dehors, dans le cadre de l’aide personnalisée.

 

Pour l’instant, un seul des dix domaines de compétences – la conscience phonologique (2-a) – a donné lieu à un document de travail soumis aux syndicats. L’observation proposée s’avère être un test d’évaluation que les maîtres devraient faire passer individuellement à leurs élèves. Ce test est accompagné de deux outils didactiques destinés à aider les enseignants à organiser un « renforcement pédagogique » auprès des élèves repérés comme étant en difficulté.

 

Dans ce contexte, on peut donc subdiviser l’interrogation initiale en trois questions auxquelles j’apporterai des réponses contrastées au fil de l’entretien : le test d’évaluation proposé est-il pertinent ? Les dispositifs de « renforcement pédagogique » sont-ils appropriés ? De manière plus générale, le scénario préconisé, construit autour du couple « évaluation / renforcement », peut-il atteindre l’objectif de prévention des difficultés d’apprentissage, voire de compensation des inégalités sociales ? Commençons par la plus facile, la première.

 

Le test d’évaluation des compétences phonologiques est-il pertinent ?

 

Je pense que oui. C’est un test bref et simple d’emploi, tout en étant assez fiable pour atteindre l’objectif poursuivi : détecter rapidement les élèves ayant besoin d’un enseignement renforcé dans le domaine phonologique. Deux tâches sont proposées : le comptage de syllabes et la suppression syllabique. Les auteurs ont défini un seuil (10 réussites sur 23 items) au-dessous duquel les élèves devraient faire l’objet d’une intervention spécifique.

Le test serait utilisé en novembre ou décembre : les maitres seraient ainsi alertés sur le fait que, malgré leurs efforts, certains de leurs élèves éprouvent encore des difficultés importantes. La notion de renforcement implique, en effet, que les élèves aient déjà bénéficié d’un enseignement visant le développement des compétences phonologiques. Les enseignants de grande section, par exemple, auraient pu consacrer les trois premiers mois de l’année à faire manipuler syllabes, rimes et attaques en prenant soin d’aider les élèves à prendre conscience de leurs procédures de comparaison, de catégorisation et de transformation d’éléments phonologiques (dénombrement, segmentation, modification, fusion, effacement, ajout, substitution ou inversion) . Dans ce cas, l’échec au test serait le signe d’une difficulté importante qui impliquerait de mettre les bouchées doubles.

 

La fonction de ce type de test est d’accroitre la vigilance des enseignants, la référence à un seuil établi indépendamment du niveau moyen de leur classe leur permettant d’étayer leurs éventuelles inquiétudes et de renforcer leur détermination à enseigner. Mais ce test n’est pas conçu pour établir un diagnostic indiquant les voies à retenir pour des prises en charge spécialisées.

 

Vous distinguez donc fonction d’alerte et de diagnostic ?

 

 Oui. Ce type de test ne nous dit rien sur l’origine et sur la nature des difficultés des élèves, par exemple sur le fait qu’il s’agisse d’un dysfonctionnement ou d’un simple retard. Il incite seulement les maitres à remettre en question une attitude trop attentiste. C’est positif et ce n’est pas négligeable pour lutter contre le syndrome Léo, autrement dit pour inciter les maîtres à solliciter assidument les enfants ne bénéficiant pas d’un environnement éducatif suffisamment stimulant.

 

Ne laissons cependant pas croire aux parents que les enseignants ont changé de métier et qu’ils procèdent dorénavant selon la méthodologie médicale (diagnostic individuel + remédiation adaptée) qui semble inspirer ceux qui font aujourd’hui l’apologie de l’individualisation de l’enseignement. De ce point de vue, la circulaire de rentrée est contestable lorsqu’elle demande aux enseignants « d’observer et analyser les besoins de chaque élève » afin de choisir « les outils d’aide différenciée » ajustés à chacun d’entre eux. Il est dangereux de laisser croire qu’une pédagogie sur-mesure est possible : celle-ci est hors de portée avec 25 élèves par classe et elle n’est pas le projet politique collectif de notre institution scolaire. Ses inévitables échecs ouvriront la voie à de nouveaux procès d’enseignants accusés de ne pas avoir réussi à bâtir, pour chaque bloc de compétences, des parcours individualisés.

 

Pour continuer à filer la métaphore vestimentaire, le prêt-à-porter me semble plus réaliste. Construit sur une diversité standardisée de gabarits, il permet de procéder à des groupements d’élèves en prenant appui sur leurs ressemblances même si, évidemment, tous sont singuliers. C’est pourquoi la formation professionnelle devrait être renforcée pour donner aux enseignants des points de repères sur les invariants dans les apprentissages et sur le développement normal des compétences de leurs élèves. Elle devrait aussi proposer des outils didactiques cohérents avec les connaissances scientifiques relatives aux apprentissages et compatibles avec leurs savoir-faire professionnels et leurs conceptions pédagogiques. Les outils ministériels pêchent actuellement sur les deux plans. La circulaire, si elle était appliquée, bouleverserait l’organisation pédagogique des classes maternelles dont les journées deviendraient une succession d’ateliers dirigés. Il faut modifier cette organisation, j’en conviens, mais pas de cette manière. Et il faut surtout le faire en associant les maîtres à la conception de leurs outils de travail. Ces outils devraient faciliter l’organisation de la différenciation sous toutes ses formes : soit par des interventions individualisées au sein du grand groupe, soit par la constitution de petits groupes homogènes du point de vue des compétences des élèves. C’est seulement si un solide enseignement indifférencié, collectif ou par groupes alternés, permet au plus grand nombre de progresser suffisamment que les maîtres pourront vraiment organiser des ateliers différenciés réservés à une partie de leurs élèves. Ils prolongeront dans ces petits groupes l’enseignement dispensé à tous et accepteront alors de remettre en cause l’organisation d’ateliers tournants quotidiens, offerts à l’identique à tous les élèves. Cette démarche pourrait inciter les maîtres de l’école maternelle à penser qu’ils ne dévoient pas l’idéal républicain en « donnant plus à ceux qui ont moins ».

 

Les outils de « renforcement » proposés par le ministère sont-ils appropriés ?

 

 Non. Ils résultent de la combinaison maladroite de deux outils, l’un conçu pour la deuxième moitié de l’année de grande section, l’autre pour le cours préparatoire (à noter par exemple un travail trop précoce sur certains phonèmes sans appui sur les activités d’écriture). Ce choix incohérent contredit la circulaire de rentrée qui affirme que les apprentissages de la grande section ne doivent pas « anticiper sur le CP ».

 

De plus, une bonne partie des contenus abordés (dès la dixième séance de renforcement) ne relève pas d’une aide personnalisée pour les élèves les plus fragiles mais d’un enseignement qui devrait être offert à tous, ce qui va créer la confusion chez les enseignants.

 

Nous défendons depuis des années la nécessité d’un enseignement de la phonologie planifié, systématique et explicite. Cela ne veut pas dire qu’il doit être, comme c’est le cas ici, mécanique et ennuyeux, sans exigence de clarté cognitive ni d’explicitation du sens des activités proposées, par exemple segmenter l’oral en phonèmes pour pouvoir le transcrire.

 

Lorsqu’il essaye d’éviter l’ennui, le scénario proposé n’échappe pas à de fortes incohérences comme, par exemple, lorsqu’il assimile le découpage syllabique du nom d’un animal au découpage de l’illustration représentant ce même animal. Cette confusion entre signifiant et signifié ne peut qu’ajouter aux difficultés des élèves ayant de la peine à traiter le langage comme un objet autonome qu’ils doivent apprendre à manipuler en dissociant les dimensions sémantiques et phonologiques.

 

La plus grande des faiblesses du dispositif proposé est sans doute d’isoler les tâches phonologiques des autres tâches d’enseignement de la langue écrite qui lui donnent sens et force. Les élèves de grande section de maternelle ont besoin de découvrir la nature de la langue écrite, double codage du sens et du son, et de comprendre les relations qu’elle entretient avec la langue orale. Ils doivent ainsi prendre conscience que l’écrit dérive de l’oral dont il constitue un prolongement et découvrir le principe alphabétique qui permet de noter de manière homogène la face sonore de tous les mots. Or le principe alphabétique, qui constituait à juste titre la clé de voûte des programmes précédents, est passé sous silence dans le document ministériel dont l’approche phonologique est conduite sans référence claire aux tâches d’encodage, notamment dans les ateliers d’écriture. Les tâches de dictée à l’adulte, elles aussi, semblent disparaitre du paysage pédagogique. Après avoir martelé leur importance, le ministère les ignore . Une nouvelle fois, les enseignants vont avoir l’impression d’être ballotés entre des injonctions contradictoires, au gré de l’influence des conseillers du Prince.

 

Voulez-vous dire que le choix des compétences évaluées puis exercées n’est pas consensuel sur le plan scientifique ?

 

 Dans le domaine de la maîtrise de la langue, les choix ministériels ne recoupent que partiellement les conclusions du Report of National Early Literacy Panel (Preschool and Kindergarten) , méta-analyse américaine qui fait référence dans le domaine depuis 2008. Si l’on consulte cette synthèse des connaissances scientifiques sur les premiers apprentissages en lecture, on y trouve la liste des indicateurs prédictifs des succès ultérieurs. On constate que la conscience syntaxique est survalorisée par le ministère alors que d’autres compétences, beaucoup plus prédictives, sont ignorées, notamment dans le domaine de l’écriture. Les compétences d’encodage phonographique évaluées dans les tâches d’écritures inventées (Invented spelling) pèsent très lourd dans la prédiction de la réussite, presqu’autant que les compétences phonologiques. Rendre public ce résultat aurait sans doute pour effet de conforter les pratiques des maîtres qui organisent des ateliers d’écriture « approchée » ou « tâtonnée » dans leurs classes de maternelle.

 

Pourquoi la piste de l’écriture est-elle négligée par la direction de l’enseignement scolaire ? Est-ce parce que les chercheurs qu’elle consulte ne travaillent pas sur ces questions, plus explorées en France par les linguistes et les didacticiens que par les neuroscientifiques ? Ou parce qu’une évaluation des capacités à utiliser les relations entre les sons du langage (syllabes et/ou phonèmes) et les lettres pour commencer à écrire les mots avant de connaitre les règles orthographiques valoriserait ces activités aux yeux des enseignants ? Bien que les données scientifiques soient probantes, une partie des conseillers scientifiques du ministère semble toujours hostile à la pratique de ces tâtonnements orthographiques, même solidement encadrée par les enseignants.

 

Bref les orientations didactiques du ministère ne sont pas toutes saillantes ; certaines sont à lire en creux, dans les silences qu’elles instaurent.

 

D’où proviennent les outils recommandés par le ministère ?

 

Ces outils, promus par la médecine scolaire depuis une quinzaine d’années, ont été conçus par les docteurs Monique Jacquier-Roux et Michel Zorman ; ils font suite aux ateliers proposés en 1998 par les mêmes auteurs aux Éditions de La Cigale.

 

Michel Zorman est décédé il y a quelques semaines. Je voudrais ici lui rendre hommage : son engagement au bénéfice des élèves des milieux populaires était remarquable. Même si je ne partageais pas toutes ses options didactiques, je pense comme lui que l’école peut jouer un rôle compensatoire des inégalités sociales si elle parvient à organiser un enseignement plus intensif et plus volontariste en direction des enfants qui ont le plus besoin de l’école pour apprendre. Il serait dommage que la maladresse politique qui consiste à imposer ses outils fasse perdre le bénéfice d’une impulsion positive en ce sens.

 

Le SNUipp nous apprend que le ministère souhaite transformer 2000 conseillers pédagogiques en mici dominici pour promouvoir ces outils, trahissant en cela l’esprit de leur auteur qui affirmait en juin 2011 dans la Lettre de l’Éducation n° 708 : « On ne généralise pas une pratique en appuyant sur un bouton. Cela exige non seulement de la formation professionnelle - or, on la supprime aujourd’hui - mais d’abord que les enseignants aient envie de le faire ! Si l’on veut développer une intelligence professionnelle, ils doivent être volontaires et associés à la démarche. » Ce qui n’est évidemment pas le cas aujourd’hui.

À propos du programme PARLER dont les deux outils sont extraits, Michel Zorman ajoutait : « en ce qui concerne les politiques, je ne suis pas sûr qu’ils connaissent vraiment les caractéristiques de ce programme ni ses implications ». Par exemple, ajoutait-il, « l’implication des familles, mobilisées deux fois par semaine avec des intervenants périscolaires » (idem).

 

Le SNUipp a mis le ministère au défi de communiquer les preuves de l’efficacité des outils proposés. Qu’en pensez-vous ?

 

La DGESCO va avoir du mal à trouver ces preuves dans l’espace francophone car le programme PARLER repose sur bien d’autres dimensions que la seule phonologie. De plus, son efficacité n’a pas été établie : des évaluations ont été réalisées mais seulement par les promoteurs de la démarche et elles n’ont pas été publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture. D’autres sont en cours, notamment en Auvergne, au Puy en Velay, sous l’impulsion du maire Laurent Wauquier, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Attendons leurs résultats.

 

Une autre expérimentation a été réalisée au cours préparatoire dans des conditions scientifiques rigoureuses en 2010-2011 dans la région lyonnaise avec le soutien de la DGESCO. Là encore l’entrainement phonologique était combiné à d’autres interventions (lexique, compréhension, etc.) et il n’est pas possible d’identifier son impact propre. Cette expérimentation, de surcroit, n’a eu « aucun effet quantitatif significatif » selon son pilote, Edouard Gentaz, directeur de recherche au CNRS. Les syndicalistes le savent puisque ce chercheur est venu lui-même la présenter à la dernière Université d’automne du SNUipp. L’étude conclut que les élèves entrainés pendant un an à l’aide des outils promus par le ministère n’obtiennent pas de meilleurs résultats que leurs camarades bénéficiant de l’enseignement habituel (824 élèves dans 28 écoles de l’échantillon test et 638 élèves dans 24 écoles de l’échantillon témoin) .

 

Après avoir insisté en préambule des programmes 2008 sur la « liberté pédagogique retrouvée », en contrepartie d’une responsabilité accrue, les cabinets ministériels vont-ils de nouveau succomber à la tentation de l’autoritarisme pédagogique envers les enseignants de maternelle ?

Le rôle assigné à l’école maternelle est-il en train de changer ?

 

L’avantage d’un test comme celui qui est proposé en phonologie est d’aider les enseignants à prendre toute la mesure des difficultés de certains élèves, de ne pas rester indifférents à leurs différences et de ne pas différer une différenciation pédagogique intensive et déterminée. L’intention est bonne mais sa réalisation est déraisonnable. Les deux dispositifs de renforcement proposés exigent chacun trente séances de travail de trente minutes par groupe de cinq élèves ayant des besoins proches. Même s’il ne retenait qu’un seul outil, un enseignant respectueux des directives ministérielles devrait consacrer à chaque groupe d’élèves en difficulté trois ateliers hebdomadaires pendant tout le deuxième trimestre de grande section et il devrait suivre scrupuleusement l’ordre des trente séances, « sans en retirer ou en intervertir ». Bref, il consacrerait une heure et demie par semaine à cinq élèves, seulement pour la phonologie. Puis il devrait procéder de la même manière pour les neuf autres priorités ministérielles. En d’autres termes, il devrait passer tout son temps à enseigner en petits groupes de niveau, négligeant les autres facettes de son enseignement collectif et les contenus jugés non prioritaires : motricité, arts plastiques, découverte du monde, musique, etc.

Personne ne peut soutenir une telle dérive, ce qui montre bien que la proposition actuelle n’est pas très aboutie.

 

Faut-il pour autant renoncer à procéder à une évaluation en cours d’année de grande section ?

 

 Non si l’évaluation est accompagnée d’outils aidant les enseignants à organiser une différenciation réaliste. Ce n’est pas le cas aujourd’hui car la logique qui prévaut, basée sur le triptyque « compétence / évaluation / remédiation », survalorise l’individualisation de la réponse aux difficultés des élèves. De « Plans Personnalisés d’Aide et de Progrès » en « Programmes Personnalisés de Réussite Éducative », le discours adressé aux enseignants depuis une quinzaine d’années est toujours le même : si les compétences minimales attendues ne sont pas attestées par les résultats aux évaluations standardisées, il faut construire, pour chacune d’entre elles, un programme de remédiation personnalisé. L’échec de ces multiples plans me semble patent. Il faut les réexaminer et inventorier les impasses et les illusions qu’ils génèrent.

 

Par exemple l’illusion de linéarité. On laisse croire aux maîtres qu’à chaque compétence correspond une tâche prototypique et, réciproquement, qu’à une tâche d’évaluation correspond une compétence. Or les relations entre tâches d’évaluation et compétences sont beaucoup plus complexes : plusieurs compétences sont en jeu dans une tâche, plusieurs tâches sont souvent nécessaires pour identifier le niveau de compétence atteint par l’élève. On conforte aussi l’illusion d’une linéarité entre tâche d’évaluation et tâche de remédiation. Comme si remédier c’était transformer la tâche d’évaluation échouée en une tâche d’enseignement, alors que le constat d’échec ne renseigne que très partiellement sur les principales pistes de travail à retenir.

 

Pour ma part, je crois que les enseignants expérimentés perçoivent les capacités d’apprentissage de leurs élèves au cours de leur activité quotidienne d’enseignement plus qu’à travers la multiplication de tests évaluatifs qui, trop souvent, ne leur apprennent rien de plus que ce qu’ils savaient déjà. Autrement dit, c’est dans le cadre de leur intervention pédagogique que s’objectivent les capacités d’apprentissage de chacun de leurs élèves.

 

Connaître les capacités d’apprentissage, ce n’est pas évaluer un état, c’est d’abord être capable de définir les étapes nouvelles qu’un élève est susceptible de franchir, par exemple en cherchant à voir comment il tire ou non profit de l’aide que l’enseignant lui apporte. En tenant compte d’un niveau de performance, l’enseignant peut formuler des hypothèses sur les niveaux de performance ultérieurs que les élèves pourraient atteindre et choisir les situations d’enseignement les plus adéquates pour les y aider, en tenant compte des divers paramètres de la situation de classe qu’il est le seul à maîtriser.

 

Cette conception interactionniste de l’évaluation se distingue de la conception rationaliste aujourd’hui dominante selon laquelle l’élève disposerait de compétences dont le maître devrait prendre connaissance, préalablement à son action, en situation contrôlée (test standardisé). Comme nous venons de le voir pour la phonologie, dresser un bilan, décrire un état de compétences ou de connaissances, ne livrent pas nécessairement les clés des tâches d’enseignement adaptées.

 

Dans notre travail quotidien de formateur et de chercheur, avec Sylvie Cèbe, nous rencontrons souvent des enseignants en quête d’outils pour mieux enseigner, rarement d’outils pour remédier. Notre expérience nous a appris que ces instruments innovants, lorsqu’ils les utilisent et les maitrisent, les aident ultérieurement à différencier.

 

Quelles sont les caractéristiques de ces outils ?

 

Ce sont ceux qui permettent de concilier les acquis des pédagogies actives avec les exigences des pédagogies explicites et structurées. Ils combinent quatre éléments : 1) des phases d’enseignement déclaratif (exposition de règles, de procédures ou de notions), 2) des phases de résolution guidée sous la tutelle étroite de l’enseignant et 3) des phases de tâtonnement, d’exploration ou de découverte (recours à des situations-problèmes) tout en accordant le plus grand soin 4) aux phases d’entrainement, d’exercice ou de jeu qui favorisent la mémorisation des notions et l’automatisation des procédures.

 

Ils sont, à ce titre, cohérents avec les programmes de 2008 dans lesquels on peut lire : « Chacun s’accorde aujourd’hui sur l’utilité d’un apprentissage structuré des automatismes et des savoir-faire instrumentaux comme sur celle du recours à des situations d’exploration, de découverte, ou de réflexion sur des problèmes à résoudre. […] L’accès au sens et l’acquisition des automatismes ne sont pas antinomiques : c’est aux enseignants de varier les approches et les méthodes pour lier ces deux composantes de tout apprentissage. »

 

Dans un article publié l’an dernier, vous affirmiez qu’en pédagogie « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

 

Je crois en effet que la pédagogie est à un tournant. Une période s’achève, celle de la rénovation pédagogique amorcée au début des années 70, et une autre commence, portée par un discours qualifié tantôt de réactionnaire tantôt de pragmatique, qui revalorise des pratiques jugées plus traditionnelles. L’erreur serait de ne voir dans ce retour de balancier, incarné aujourd’hui par la direction du ministère, que la simple traduction sur le plan pédagogique de l’idéologie politique dominante. Cela conduirait à laisser le champ libre aux pratiques les plus rétrogrades alors qu’au contraire un nouvel équilibre pédagogique progressiste, visant une réduction des inégalités scolaires, pourrait être recherché.

 

Pour y parvenir, il importe de ne pas s’arc-bouter sur des principes sans s’interroger sur l’impact réel des pratiques que ceux-ci ont générées. En pédagogie aussi, l’enfer est pavé de bonnes intentions ; on peut vouloir le bien des élèves des milieux populaires et obtenir l’effet inverse. C’est l’une des vertus de la recherche en éducation que de le rappeler dans le droit fil des travaux de sociologie des années 60. À la suite de Bourdieu, de nombreux chercheurs ont montré les effets néfastes de pédagogies « invisibles », celles qui sont peu intelligibles aux élèves et à leurs parents, peu explicites dans leur mise en œuvre et lacunaires quant aux savoirs enseignés : trop de compétences requises par les tâches scolaires ne sont pas assez exercées à l’école et sont laissées à la charge de l’éducation hors l’école, ce qui contribue à renforcer les inégalités. Bref une pédagogie insuffisamment explicite, progressive et structurée ne permet pas de réduire les inégalités scolaires, voire les accroit .

 

Connait-on les contours des pédagogies les plus démocratisantes ?

 

Les débats contemporains les plus intéressants, si l’on met de côté les caricatures des polémistes, invitent à dresser un bilan critique des pratiques pédagogiques dont les effets ont été contraires aux intentions qui avaient présidé à leur élaboration. Ces débats sont nourris par des sociologues, des psychologues, des didacticiens et des pédagogues que l’on ne peut suspecter de vouloir restaurer je ne sais quel ordre établi ou favoriser l’élitisme, fut-il républicain . Leur but est plutôt d’essayer de comprendre pourquoi, parmi les pays occidentaux, la France fait partie de ceux dans lesquels le déterminisme social pèse le plus fort sur les performances scolaires des élèves et de chercher à identifier les caractéristiques des pédagogies qui pourraient contribuer à une réduction des inégalités sociales. L’objectif n’est pas de nier les avancées des innovations réalisées depuis quarante ans mais de contribuer à rectifier les malentendus ou les erreurs qu’elles ont générés. Cet objectif est difficile à atteindre car la pensée politique contemporaine en éducation est excessivement binaire. Les chercheurs sont sommés de choisir leur camp entre « républicains » et « pédagogues », entre défenseurs des savoirs et défenseurs des enfants, entre savoirs et compétences, entre pédagogie et didactique ou bien encore entre « pédagogie centrée sur l’enseignement » et « pédagogie centrée sur l’élève », le dernier avatar du dualisme pédagogique ! Bref, on nous demande de penser noir ou blanc, quand nos investigations portent sur une vaste palette de dégradés de gris.

 

Vous vous y refusez ?

 

Bien sûr. C’est pourquoi nous esquissons les contours d’une pédagogie que nous qualifions d’éclectique c’est-à-dire, au sens donné par Littré, « qui admet ce que chaque système paraît offrir de bon ». Nous voudrions promouvoir une attitude consistant à choisir dans plusieurs systèmes les éléments qui paraissent les plus sages et les plus pertinents pour constituer un système cohérent et, si possible, plus efficace que ceux qui sont aujourd’hui proposés aux enseignants pour orienter leurs pratiques professionnelles. Nous voudrions essayer de transposer modestement dans notre champ une part de la réflexion philosophique de Diderot pour défendre l’éclectisme pédagogique en l’opposant au dogmatisme, qui vire souvent au sectarisme, et au syncrétisme qui s’efforce de concilier l’inconciliable, c’est-à-dire de juxtaposer des théories contradictoires. L’entreprise est risquée, nous le savons mais elle est nécessaire si l’on veut aider les enseignants à œuvrer dans un sens favorable aux apprentissages des élèves le plus en difficulté sans se sentir coupables de renier leur histoire professionnelle ou de renoncer à leurs valeurs.

 

Vous appelez donc à un bilan critique de l’histoire récente de la pédagogie ?

 

Oui. L’histoire professionnelle des enseignants du premier degré a valorisé les pédagogies de « projet » ou le recours aux situations d’apprentissages « naturelles » ou « complexes », aujourd’hui contestées au nom du principe de l’organisation hiérarchique des habiletés. Les thèses pédagogiques inspirées par l’Éducation nouvelle (improprement qualifiées de pédagogies constructivistes alors que le constructivisme est une théorie psychologique et non pédagogique) sont aujourd’hui contestées, à juste titre, lorsqu’elles conduisent à une fréquentation trop aléatoire, trop peu hiérarchisée, trop espacée et trop peu fréquente des savoirs visés par l’enseignement. Leurs défauts de planification sont pointés du doigt, ainsi que l’habillage des situations pseudo-concrètes qui conduit les élèves à s’égarer sur de fausses pistes cognitives et à perdre les bénéfices qu’offrent une sélection, une présentation et une organisation rigoureuses de situations didactiques « artificielles » : matériel épuré, stabilité des formats des tâches scolaires, découpage des contenus, rythme de progression et gradation des difficultés, etc.

 

Quel serait, selon vous, le meilleur compromis ?

 

Les élèves les plus vulnérables ont besoin d’une pédagogie qui respecte une « loi d’optimum » proposant un habile dosage entre une forte part de connu (répétitions intra-tâches) et une moindre, mais néanmoins consistante, part de nouveauté (variabilités intra- et inter-tâches). Lorsque le guidage didactique est réduit à son minimum, lorsqu’on omet l’apprentissage d’habiletés préalables à la résolution de problèmes complexes ou l’entraînement explicite d’habiletés élémentaires, les écarts entre les meilleurs élèves et ceux ayant des difficultés augmentent, alors qu’ils se réduisent dans le cas d’une hiérarchisation des habiletés et d’un guidage progressif des apprentissages au sein de situations rigoureusement construites dans ce but. Trois éléments apparaissent dès lors comme décisifs : la définition précise des objectifs et l’évaluation de ce qui a été effectivement enseigné ; la pratique de l’évaluation formative intégrée aux situations d’enseignement ; l’enseignement préalable des compétences requises pour un nouvel apprentissage.

 

Ces conditions ne sont pas l’apanage des pédagogies de maîtrise : des recherches récentes ont montré que certaines écoles Freinet par exemple pouvaient obtenir des réussites comparables lorsqu’elles combinaient phases de tâtonnement et planifications rigoureuses favorisant un enrôlement des élèves dans des tâches pertinentes sur le plan cognitif.

 

Roland Goigoux



19/04/2012
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