Revue de presse : Article dans La Croix du 19/05/2011 : Brigitte Prot : « Il faut bouleverser la durée des cours »
Les mutations sociales et le boom des nouvelles technologies ont changé radicalement les rapports des jeunes aux savoirs, mais aussi aux adultes, estime Brigitte Prot, psychopédagogue, enseignante et formatrice.
L’école n’est plus adaptée à la réalité de ce qu’ils vivent. Et la formation des enseignants encore moins.
Vous voyez dans votre pratique quotidienne de plus en plus d’élèves qui s’ennuient ou sont démotivés. Et la formation des enseignants encore moins.
Beaucoup d’élèves disent qu’ils s’ennuient à l’école. Mais le développement de la démotivation va au-delà du simple ennui. Il est lié à un bouleversement cognitif et relationnel qui s’est accéléré ces deux dernières années. Pour se motiver, il faut en effet se sentir sécurisé.
Or les enfants et les adolescents ont vécu les effets de la crise financière de façon très insécurisante. Notamment les garçons au collège, qui sont encore plus nombreux à se démobiliser. « À quoi bon faire des études si c’est pour se retrouver au chômage », disent-ils. La crise financière, en dévoilant des usages contraires à l’éthique, leur a fait perdre confiance aux adultes, à l’avenir qu’ils leur préparent.
Dans le même temps, le boom des nouvelles technologies a opéré dans la vie des enfants et des adolescents une autre mutation profonde. Elle a changé radicalement leur rapport au savoir. Ils savent que toutes les connaissances dans tous les domaines sont à portée d’un clic. Quand je leur parle par exemple de « mémoriser », c’est la mémoire vive de l’ordinateur qui leur vient en premier à l’esprit, et non la mémoire humaine.
Ils sont habitués à grappiller des informations, au moment où ils en ont besoin. Ils sont aussi en train de développer de nouvelles compétences, à l’insu des adultes. Les enfants d’aujourd’hui ne zappent plus, ils jonglent ! Ils ne se contentent pas de passer d’une chose à une autre, ils sont capables de faire plusieurs choses à la fois. Autrement dit, l’usage qu’ils font des nouvelles technologies est en total décalage avec ce qu’on leur demande à l’école.
Vous voulez dire que l’école ne prend pas en compte la réalité de ce qu’ils vivent ?
L’école a été prise de court, elle n’a pas anticipé. C’est un phénomène inédit : la génération des adultes met dans les mains de ses enfants des techniques qu’elle ne maîtrise pas elle-même.
On voit ainsi des adolescents aller chercher en plein cours des informations sur leur téléphone portable, sans que leurs enseignants s’en aperçoivent, télécharger des applications dont les adultes ignorent l’existence… Ou vérifier sur Internet si ce que le prof leur a dit est bien vrai.
Ces technologies bouleversent encore plus leur rapport aux adultes qui, depuis des années, ne s’autorisaient déjà plus à transmettre. L’un des piliers de l’éducation s’effondre : la transmission verticale (des adultes vers les jeunes), essentielle dans les générations précédentes, n’existe quasiment plus.
Quel devrait être dans ce contexte le rôle des adultes, notamment celui des enseignants ?
Le nouveau rôle des adultes est de leur apprendre à trier tous ces savoirs atomisés, à les relier entre eux, à les structurer. Et surtout à leur donner un sens. Les enfants et les adolescents ont plus que jamais besoin d’adultes qui s’autorisent à leur transmettre l’essentiel : ce que veut dire apprendre et pourquoi on apprend ? « À quoi ça sert ? », disent-ils très souvent.
« À quoi ça sert d’apprendre telle ou telle chose alors qu’on peut la trouver en un clic sur Internet ? », ajoutent-ils désormais. Travailler sur le sens des apprentissages est devenu essentiel et les élèves y sont très réceptifs, car ils ont besoin de cet essentiel-là. Il est nécessaire aussi qu’on travaille avec eux sur la différence entre apprendre et aller chercher des informations sur Internet dans l’instant. Car pour apprendre il faut du temps.
Apprendre, c’est aussi le contraire de consommer. « À quoi ça sert de lire Victor Hugo ou Jean-Jacques Rousseau ? » disent-ils. On peut leur expliquer pourquoi cette question utilitariste est hors sujet : la littérature n’est pas « utile », mais elle peut bouleverser une vie…
Les élèves ont besoin aussi que les adultes osent leur poser un cadre sécurisant, avec de vrais « oui » et de vrais « non », car ils sont lassés de devoir tout négocier et trouvent insupportable de ne pas arriver à apprendre dans des classes que les adultes ne parviennent pas à maîtriser.
Diriez-vous que la formation des enseignants n’est pas adaptée à ce qu’on leur demande aujourd’hui ?
C’est même une imposture, qui dure depuis trente ou quarante ans. Depuis la massification de l’enseignement et le collège unique, leur formation n’est pas du tout adaptée au métier qu’ils exercent.
Et elle l’est encore moins aujourd’hui. Ils arrivent les mains vides en termes de pédagogie, de psychologie, de sociologie… Ils ne savent pas, par exemple, ce qu’est un groupe classe et comment fonctionnent les interactions dans ce groupe.
Je vois souvent des classes réduites à des sommes d’individualités agglomérées. Alors que les enfants d’aujourd’hui sont de plus en plus « inter-connectés ».
La base de l’enseignement est restée le cours magistral, l’enseignant restant seul dans le huis clos de sa classe. Il n’est pas étonnant que les enseignants se fatiguent, car ils doivent déployer une énergie considérable. Alors qu’il suffirait par exemple d’ouvrir la porte de la classe voisine, pour travailler à deux…
Il faudrait que les enseignants apprennent à travailler en équipe, en binôme. Qu’ils apprennent à construire des relations pédagogiques vivantes avec leurs élèves, à les mobiliser autour de projets collectifs, où la place et la compétence de chacun soient reconnues.
Il existe localement des expériences pédagogiques magnifiques dans ce domaine, mais elles ne sont malheureusement pas mutualisées.
Beaucoup d’enseignants aujourd’hui n’osent plus prendre leur place, ont peur des élèves : ces rapports de force qui se sont installés sont un indicateur de leur dé-professionnalisation, plus que du changement des élèves eux-mêmes.
Vous préconisez donc de casser l’espace de la classe, mais aussi la répartition des cours par heures…
Le bouleversement du saucissonnage des cours et de leur durée est pour moi un levier essentiel. On pourrait dans un premier temps réduire les cours à quarante-cinq minutes, ce qui permettrait d’utiliser le temps récupéré pour des projets collectifs, des ateliers, un accompagnement personnalisé. Car l’école a besoin à la fois de personnaliser les parcours et de créer du lien.
Un autre grand chantier à ouvrir concerne l’évaluation, qui se fait aujourd’hui sur les manques et non sur les compétences, ce qui est terrible aussi pour la motivation.
Vous insistez aussi sur l’importance du rôle des parents…
Alors que les enseignants se déprofessionnalisent, les parents se professionnalisent. De plus en plus inquiets, ils se forment, s’informent, cherchent des solutions. Le succès des organismes privés de cours particuliers est un indicateur alarmant que l’école n’assume pas le rôle que les parents attendent d’elle, même si certains se comportent en « consommateurs ».
L’avenir de l’école relève de la responsabilité de tous. Il faudrait que les parents deviennent de véritables partenaires, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui ; qu’ils puissent avoir avec les enseignants de vraies rencontres, au lieu d’être « convoqués ».
La co-éducation est pour moi un mot-clé. Car la motivation des élèves dépend aussi de cette cohérence entre les adultes.
RECUEILLI PAR CHRISTINE LEGRAND
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