Revue de presse : Article dans Le Monde du 11/02/2011 : Oui à l'emploi à vie des enseignants de l'Education nationale ?
Le débat actuellement relancé par certains ministres du gouvernement et responsables politiques sur la pertinence de l'emploi à vie des fonctionnaires dans l'éducation n'est pas nouveau. Il s'inscrit dans le cadre d'une rhétorique culpabilisante savamment entretenue depuis plusieurs années et notamment depuis qu'a été lancée la Révision générale des politiques publiques (RGPP) (2007), qui vise à "rationaliser" l'action de l'Etat et dont l'une des mesures phares consiste à ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Outre le fait que ce chiffre apparaît purement comptable et sans relation avec une nécessaire définition préalable du périmètre d'intervention de l'Etat et donc du projet de société souhaité, plusieurs arguments plaident en faveur de l'emploi à vie des fonctionnaires de l'éducation.
Premièrement, si les fonctionnaires en question ne subissent plus les mêmes pressions depuis la Libération, ces dernières n'ont pourtant pas disparu en raison notamment des exigences de plus en plus fortes et diverses portées par la société à l'égard du personnel enseignant, en particulier du secondaire. Imagine-t-on aussi irréaliste que cela la situation d'un enseignant faisant l'objet d'une plainte auprès du principal du collège de la part d'un parent d'élève mal luné, par ailleurs fortement impliqué dans la vie locale, lequel principal l'aura par ailleurs recruté, le collège étant devenu entre temps autonome ? Les pressions "amicales" sur le collègue briseront alors l'un des principes fondateurs du service public, celui du traitement identique de toutes les situations par l'agent. Par ailleurs, je ne parierai pas sur le devenir de ce collègue !
Deuxièmement, allons jusqu'au bout de la logique du recrutement en contrat à durée indéterminée (CDI) de l'ex-fonctionnaire. Un "mercato" des enseignants émergera permettant à un collègue de négocier un meilleur salaire et des conditions de travail plus favorables auprès de l'établissement voisin toujours dans le cadre paradisiaque de l'autonomie, le tout bien entendu en plein milieu d'année scolaire. Cela sera d'autant plus facile pour l'enseignant que le responsable hiérarchique précédent aura évalué très favorablement l'enseignant, sa prime à la performance étant indexée, notamment, sur la qualité de son équipe pédagogique. C'est au tour d'un deuxième principe fondateur du service public, celui de la continuité, d'être violé. Ceux-là mêmes qui appellent à la fin de l'emploi à vie des fonctionnaires de l'éducation seront les premiers à se plaindre de l'absence de l'enseignant en cours d'année !
Troisièmement, il semble bien que l'emploi à vie fasse aussi partie d'un contrat de travail implicite dont les termes sont les suivants : la sécurité de l'emploi contre une moindre progression du pouvoir d'achat. Selon une étude réalisée en 2007 par un groupe d'universitaires en économie et publiée dans la revue d'économie politique, le pouvoir d'achat des agrégés du secondaire, des maîtres de conférences et des professeurs des universités a baissé d'environ 20 % en vingt-cinq ans, de 1981 à 2004. Les salaires des instituteurs ont subi une baisse de pouvoir d'achat nettement plus modérée, à mettre en perspective avec la montée en puissance d'un corps de professeurs des écoles, mieux payé et plus qualifié, depuis les années 1990. Les certifiés ont pu tirer profit, depuis 1990, de la création d'une échelle hors classe qui compense en partie la baisse de 20 % de leur pouvoir d'achat.
QUALITÉ
Quatrièmement, l'emploi à vie est garant d'une certaine liberté de l'enseignant d'autant plus utile qu'il faut transmettre des connaissances sans influence, ni parti-pris et avec le maximum d'indépendance vis-à-vis de sa hiérarchie. Ce n'est certes pas totalement le cas dans la réalité par le jeu de la notation et de la promotion qui en découlent mais ce le serait encore moins sans la garantie de l'emploi à vie.
Cinquièmement, la privatisation du statut des enseignants risque d'avoir des conséquences inattendues. Loin de permettre de réaliser des économies sur le budget de l'Etat, une analyse comparative réalisée par l'OCDE en 2008 montre que les coûts salariaux des administrations des pays ayant le plus privatisé leur fonction publique ont sensiblement augmenté. Ainsi, entre 2002 et 2007, les coûts salariaux de l'emploi public (au sens large retenu par l'OCDE) ont ainsi progressé de 12,8 % en France mais de 13,7 % en Italie, de 18 % au Danemark et de 25,5 % au Royaume-Uni en raison du transfert de ce coût sur le budget des collectivités territoriales et de l'incitation à augmenter les salaires pour attirer des salariés du secteur privé dans le cadre du "mercato" des enseignants.
Sixièmement, cette contractualisation et la concurrence accrue qui en découle ne conduisent pas à une amélioration de la qualité des services rendus. Là encore, une étude réalisée par la Banque mondiale évalue la qualité des administrations publiques et des systèmes de gouvernance sur la base d'un protocole statistique appliqué à tous les pays selon une grille qui fait l'objet d'une véritable réflexion méthodologique. Comme le soulignent Jeannot et Rouban (2010), le bilan de l'efficacité gouvernementale, établi pour la période allant de 1996 à 2008, est très clair. La qualité de la fonction publique (telle qu'elle est perçue par ses usagers, qu'il s'agisse de particuliers ou d'entreprises) a baissé dans tous les pays ayant privatisé au moins partiellement leur fonction publique et parfois dans des proportions considérables comme l'Espagne et l'Italie. Les deux seuls pays européens où cette qualité a augmenté sont la France et la Suède, soit les deux pays dont la proportion d'agents publics rapportée à la population active est la plus importante. Ainsi, l'ouverture des fonctions publiques au marché ne conduit pas nécessairement à l'amélioration des prestations, loin s'en faut. La qualité des fonctions publiques ne se réduit pas en effet à la dimension économique mais inclut une dimension identitaire à l'origine de la qualité de la prestation rendue et de la fiabilité de l'échange entre les usagers et les administrations.
En définitive, plutôt que de cultiver les poncifs et de désigner les enseignants comme les nouveaux privilégiés de la République, les élus devraient se rappeler que le corps enseignant constitue leur meilleur allié dans la défense des valeurs républicaines, pour peu que leur statut leur en laisse encore la liberté.
Bruno Fabre, professeur des universités en sciences de gestion à l'université de Montpellier-II
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